Savannah ouvrit péniblement les yeux. Il était tôt, elle en aurait mis sa main à couper. Et vu comme ses yeux lui piquaient, elle n'avait certainement pas dû beaucoup dormir. Aooouch... ma tête... Elle avait l'impression d'avoir le crâne compressé dans un étau et l'estomac parti en vadrouille. Qu'est-ce que j'ai pu foutre pour me r'trouver dans cet état... Ces derniers temps, la jeune femme avait tendance à faire la fête. Beaucoup. Mais cette fois-ci, les choses étaient différentes. Cette fois, elle ne se rappelait pas de sa nuit de dépravation. Même pas une bribe de souvenir. La styliste entreprit de se lever et sortit ses jambes des couvertures. Elle était encore habillée. Lorsque son regard se posa sur sa drôle de robe, Savannah commença à se rappeler. Cette robe-chemise, sous sa forme originelle, elle appartenait à Adam, son meilleur-ami. Ex-meilleur ami... Se corrigea-t-elle en grimaçant. Elle se rappelait à présent : Savannah s'était bourrée la gueule, s'était faite voler son fric et n'avait pas eu d'autre choix que de sonner à la porte d'Adam. Elle s'était montrée odieuse et cerise sur le gâteau, elle lui avait avoué ses sentiments. De là s'en était suivi une dispute dont leur amitié n'en était pas sortie indemne. La jeune femme se prit la tête dans les mains : elle était responsable. Elle avait voulu que leur amitié soit brisée irrémédiablement. C'était plus simple de ne plus jamais le voir, s'était-elle dit. Même pour lui, ce serait plus simple. S'efforçant de ne pas pleurer davantage, Savannah se débarrassa de la chemise et enfila son peignoir. Elle se dirigea vers la cuisine en espérant que sa colocataire ne serait pas là et mit sa cafetière en route. Putain c'est pas vrai... Elle avait oublié de racheter du café. En fait, elle avait oublié de faire les courses. Il fallait peut-être qu'elle baisse un peu sa consommation d'alcool, elle oubliait décidément beaucoup de choses ces derniers temps. Bougonne, la brunette retourna dans sa chambre pour se choisir des vêtements. Un short, un tee-shirt casual sur-dimensionné et des bottines à talons feraient l'affaire. Une longue douche plus tard – Au diable l'écologie ! Au diable tout le monde !, Savannah termina de se préparer en cachant ses cernes sous une couche de correcteur de teint et en se maquillant les lèvres pour attirer l'attention autre part que sur ses beaux yeux fatigués. Un chouïa de mascara plus tard, elle était prête à affronter la jungle urbaine. Peu sûre d'elle, surtout avec si peu de repos derrière elle, elle prit tout de même le temps d'attraper ses lunettes de soleil Chanel avant de quitter l'appartement.

La styliste avait désespérément besoin d'un café. Et quand elle n'en prenait pas un chez elle, elle se rendait systématiquement chez son vendeur  préféré : Starbucks Coffee. Savannah ouvrit grand les yeux et retira ses lunettes pour montrer à quel point elle était choquée :

La jeune femme s'était écriée sa question avant de quitter l'établissement dans un mélange d'éclairs et de fumée. Peut-être pas... Mais c'est tout comme ! Elle se rendrait dans un autre établissement, son préféré parce qu'elle connaissait bien le responsable. Il lui avait juré une fois que sa consommation l'attendrait avant même qu'elle ne la commande et depuis, il n'avait jamais failli une seule fois à sa promesse. Chaque fois qu'elle s'y rendait, Savannah recevait un café latté au soja avec son soupçon de sucre – jamais de l'alléger, l'aspartame, c'était pour les petites joueuses du dimanche – avant même d'avoir pris place sur sa chaise habituelle. La brunette se jeta donc dans la premier taxi venu et d'une voix des plus désagréables, elle informa le conducteur de sa destination. Arrivé devant l'établissement, elle régla la course et sortit en claquant la porte derrière elle. Une fois à l'intérieur, elle fit un signe au responsable des commandes qui la reconnut aussitôt avant de s'installer sur sa chaise. La brunette tapota sur la table jusqu'à ce que son prénom soit appelé. Elle sauta alors de sa chaise pour rejoindre le comptoir et paya sa consommation à l'aide de sa carte de fidélité. Enfin, elle put prendre une gorgée du doux nectar. Putain c'que ça fait du bien ! Sans d'autre politesse qu'un signe de la tête, la jeune femme s'éloigna du comptoir sans regarder où elle marchait. C'est alors qu'elle percuta de plein fouet une autre personne. Lorsqu'elle releva les yeux, elle remarqua le contenu du gobelet de la jeune femme étalé sur son haut blanc. Elle allait s'excuser – mollement, mais s'excuser quand même – quand elle se mangea une remarque en plein dans les dents : « Hey ! Vous pouvez pas faire attention ?! Mettez une clochette autour du cou pour prévenir de votre arrivée ! » Elle se prend pour qui celle-là ? Sans les flashs des stroboscopes et la lumière ambiante d'un club, Savannah ne l'avait pas reconnue. Pourtant, elles avaient déjà fait la fête ensemble, et ce, à plusieurs reprises !

Savannah sortit un billet de 100$ de son sac à main et lui jeta dessus en ajoutant :

La pauvre avait mal choisi son jour pour lui faire la moindre réflexion. Savannah avait mal au ventre, s'était elle-même prit un peu de café sur son tee-shirt à 80$, venait de rompre avec son meilleur-ami – amicalement, mais c'était quand même une rupture, et son mal de crâne ne s'était toujours pas calmé malgré les médicaments qu'elle avait pris avant de partir. Au lieu de la contourner, Savannah fonça droit sur elle, la bousculant et franchit le pas de la porte. Pourquoi ch'suis pas restée couchée, sérieux ? Elle pianota quelque chose à l'attention d'Hally sur son cellulaire avant de le ranger dans son sac-à-main :

S

avannah rangea son téléphone portable dans son sac à main et porta le gobelet à ses lèvres. Ahhhhh C'était bien la seule chose qu'elle appréciait ce matin. Elle sentait le liquide chaud lui couler dans la gorge et se retenait tout juste de s'extasier un peu plus à chaque gorgée. Elle resta ainsi devant le Starbucks encore quelques secondes, à boire une gorgée, encore et encore, jusqu'à ce que la moitié de son café se soit déjà volatilisé. Avant de partir, la styliste ressortit son cellulaire pour vérifier qu'elle n'avait pas reçu de réponse de sa colocataire et stagiaire, mais comme elle s'en doutait, son téléphone n'indiquait aucun nouveau message. Elle doit être occupée... Il faut dire que si elle ne répondait pas présente au bureau ce matin, la blondinette allait devoir s'occuper de prévenir le Near You Magazine mais également tous ses clients qui n'attendaient qu'elle et ses conseils mode. Elle y était peut-être allée un peu fort quand maintenant qu'elle y repensait... En même temps, elle n'a qu'à faire où elle va cette grognasse ! Savannah changeait d'avis comme on pouvait changer de vêtement le matin, devant sa garde-robe, en se disant qu'on n'a rien à se mettre. De toute façon, elle était de mauvaise humeur, et rien ni personne ne pourrait atténuer cette colère qu'elle ne savait pas où diriger. Se noyer dans le travail pouvait être une bonne idée. Mais elle n'était pas en état : son estomac faisait des siennes et elle n'était pas du genre à devenir workaholic lorsqu'elle avait une peine de cœur. La jeune femme réfléchissait à une autre occupation que la pathétique qu'elle se prévoyait – à savoir, regarder plusieurs films à l'eau de rose en noir & blanc, des tablettes de chocolat à disposition pour combler son petit cœur meurtri – quand quelqu'un lui attrapa le bras. Sous le coup, Savannah lâcha son gobelet dont le contenu s'étala sur le sol. Autant dire que la jeune femme vit aussitôt rouge. « Pour ta gouverne, ce haut valait deux fois plus que ce que tu m’en as donné. Mais bon, je ne t’en veux pas hein. C’est pas de ta faute si t’as aucun goût ! » C'est alors qu'elle fut prise d'un fou-rire en plein milieu du trottoir. Cette pauvre fille avait beau avoir de la répartie, elle ne savait décidément pas de quoi elle parlait. Tout au plus, elle avait dû payer son bout de tissu une cinquantaine de dollars, soit la moitié que ce qu'elle venait de lui balancer. Vraiment, elle aurait dû prendre l'argent et se faire plaisir avec. De toute façon, elle avait tellement mal au ventre qu'elle ne se rappellerait sûrement pas de son geste de bonté dans une trentaine d'heures. La jeune femme lui avait jeté le billet  à la figure et Savannah ne pouvait s'empêcher de trouver le moment comique. Elle qui pensait avoir dessaoulé... En tout cas, elle avait la tête dans le cul, c'était clair ! Elle ne fit visiblement pas la seule à rire puisque la jeune femme se mit à richonner : « De trois, avant de jouer les apprenties stylistes, tu devrais peut-être apprendre à t’habiller. Ton haut est à l’envers… chérie… » Non mais elle veut mon poing dans sa gueule ? Savannah regarda son tee-shirt du regard et, médusée, réalisa qu'elle disait vrai. Si ça se trouve, le torchon qu'elle voyait sur le dos de la grognasse n'était même pas un torchon ? Elle n'avait pas les yeux en face des trous : autrement, elle aurait vu qu'elle ne s'était pas habillée correctement. Loin de vouloir se laisser faire – même quand elle savait pertinemment avoir tort – Savannah s'élança à la poursuite de la jeune femme et, sans trop réfléchir, lui sauta dessus. Dès qu'elle fut à sa portée, elle lui donna une gifle et tira ses cheveux de son autre main. Pourquoi ? Comment ? Elle n'en avait aucune idée. Mais en tout cas, ça défoulait !

Parvint-elle à dire entre deux coups. Il faut dire qu'elle se défendait bien, la grognasse ! Un agent de police qui passait par là vint très vite les séparer, mais en se retournant, Savannah lui colla une bonne baffe dans la tronche. Erreur... Elles finiraient toutes les deux au poste.

Bouda Savannah alors qu'on les faisait embarquer à l'arrière de la voiture de patrouille. Tout ça c'est sa faute ! Non... C'est la faute d'Adam ! Sans cet abruti, elle n'aurait pas fini à l'arrière d'une voiture de police, mais peut-être bien plus dans le lit d'un policier. Fichu alcool ! Fichus mecs ! Lorsqu'elles arrivèrent au poste, on leur demanda de remettre leurs effets personnels. Savannah dut tendre ses lunettes de soleil à la policière qui les récupérait, mais elle prit le temps de lui faire part des précautions à prendre :

La policière la regarda avec un air de dédain et les précipita dans leur cellule... commune. Non mais c'est pas vrai ! Ils sont cons ces flics ! On va s'arracher les yeux !

D'accord... elle jouait sûrement un grand rôle dans leur incarcération. Mais elle était suffisamment de mauvaise foi pour tout mettre sur le dos de sa compagne de cellule. Si ça s'trouve on va devoir prendre notre douche et on va se faire violer... MA VIE CRAINT! pensa-t-elle, très sérieusement.

Il sembla à Savannah que si elle n'arrêtait pas très vite de se creuser un trou, elle finirait pas trouver du pétrole et terminerait vite engluée dans le liquide, tout juste prête à recevoir les plumes pour que son humiliation soit totale. Elle venait de se battre en pleine rue et, comble du comble, s'en était prise à l'agent de police qui cherchait simplement à les séparer. God damn it! Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez elle en ce moment ? Elle enchaînait les frasques et se comportait comme une adolescente turbulente qui croit que la vie est devant elle, sans conséquence si ce n'est les représailles de ses parents. Savannah avait pourtant l'impression de s'être calmée et d'avoir gagné en maturité. Mais c'était sans doute dû à la présence d'Adam dans sa vie. Le jeune homme réglait sa vie comme une partition de musique, la corrigeant gentiment d'un regard désapprobateur lorsqu'elle faisait une fausse note. Alors quand elle l'avait senti s'éloigner, la brunette avait commencé à faire de plus en plus d'erreurs, faute d'un chef d'orchestre pour la reprendre. Et maintenant que leur relation était terminée – Il le fallait ! J'n'avais pas le choix... se répétait-elle sans cesse lorsque le prénom d'Adam lui venait à l'esprit, comme pour se convaincre elle-même – Savannah avait perdu le seul point d'ancrage dans sa vie qui l'empêchait de se désaxer de l'orbite emprunté par les gens normaux. Satellite à l'abandon, elle ne répondait plus au centre de contrôle (son cerveau en l’occurrence) et n'avait aucune idée de s'il fallait en rire ou en pleurer. Ainsi, lorsqu'on lui demanda de remettre ses effets personnels à la policière qui la regardait d'un air hautain, elle ne trouva rien de mieux à faire que de donner des directives à cette dernière. Comme si elle avait la moindre chose à faire d'une paire de lunettes hors de prix ! Ou bien même d'elle, tout simplement ! Pour la jeune femme, Savannah n'était sûrement rien d'autre qu'une fille à papa qui se battait dans la rue à défaut d'avoir une vie intéressante et bien à elle. Elle n'a pas tout à fait tort... songea-t-elle en se mordillant l'intérieur de la joue. Elle n'avait peut-être pas ses parents derrière elle pour assurer ses moindres frasques – La faute à qui aussi ?! Hein ? elle s'était éloignée toute seule de sa famille parce que ça faisait « moins mal » – mais sa vie était belle et bien vide de sens. La mode, bien qu'un atout sur lequel elle pouvait compter, n'était pas son premier choix. Savannah rêvait d'être cardiologue, et ce, depuis la tendre enfance. Ce n'était pas un simple souhait enfantin, formulé comme le ferait un garçon à l'idée de devenir astronaute. Non. Elle en avait toujours rêvé et ce métier l'avait toujours passionnée. Mais elle s'était sentie trop incapable pour entreprendre la moindre étude. Elle n'était pas aussi intelligente que son grand-frère, pas aussi débrouillarde que sa grande sœur ou encore aussi sérieuse que son aînée. Quant à Kira, elle avait la vie dont elle avait toujours rêvée, Savannah en était persuadée. Alors, à défaut d'être devenue ce qu'elle voulait toujours être, la modeuse s'était abonnée à des revues scientifiques et se cultivait comme elle le pouvait, gardant ses rêves à distance, parce qu'il était douloureux de trop y penser. Ainsi, quand quelques minutes auparavant, elle avait entendu son ennemie jurée d'un jour prétendre devoir appeler l'hôpital parce qu'elle allait être en retard, Savannah avait fait la moue. Il fallait que ça tombe sur moi ! La première idiote avec qui elle en venait aux mains était quelqu'un qui travaillait dans le domaine dont elle avait toujours secrètement rêvé. Hey, Zeus, ou j'sais pas qui ! T'as intérêt à te montrer plus sympa parce que là, j'en ai ras-le-cul de tes conneries ! Elle ne croyait pas en Dieu, ni en aucune autre croyance. Mais si sa vie désastreuse n'était pas due à un malheureux hasard, il était temps que les instances supérieures ralentissent un peu sur la pédale « faisons chier Savannah ».

Elles furent toutes les deux jetées en cellule sans qu'aucun de leurs dires ne soient pris en compte : Dans tes dents !, songea-t-elle à l'intention de sa copine médecin. Savannah croisa les bras et se retourna vers la porte qui venait d'être fermé à cent cinquante tours, vu le bruit. « Sav'... ? » La principale intéressée cligna des yeux. Cette forme féminine venait de trouver un visage. Et ce faciès, elle le connaissait bien pour avoir fait la fête avec, et même à plusieurs reprises. Merde... Elle ouvrit grand les yeux, prête à répondre par le prénom de sa colocataire de cellule, mais celle-ci fut appelée pour se rendre aux téléphones. Pendant son absence, Savannah s'assit sur le banc – hyper inconfortable c'te truc ! – et se prit la tête dans les mains. Mais qu'est-ce qui m'arrive... ? Elle ne voulait même pas croiser son reflet dans un miroir. C'était même hors de question ! Profitant de sa solitude partielle – la cellule étant loin d'être isolée de celles des autres, Savannah retira son tee-shirt pour le renfiler, mais à l'endroit cette fois.

Comme si son voisin allait l'écouter. Pourrie pour pourrie, autant vivre ma vie avec un tee-shirt enfilé correctement... Rhabillée, elle se releva et fit les cents pas jusqu'à ce que Kalyani revienne. Elle lui tournait le dos quand le bruit d'ouverture des portes se fit entendre. « Savannah ? » La jeune femme se retourna en s'efforçant de ne pas baisser les yeux, honteuse. Lorsque le gardien se retira un peu plus loin, elle prit enfin la parole.

Savannah passa une main sur son bras, mal à l'aise. Elle eut soudain une révélation qui, elle ne le savait pas, n'allait pas la réconcilier tout de suite avec la jeune femme.

Lorsque le gardien, agacé par les supplications de la fêtarde, s'en alla voir si l'inspecteur était de service, Savannah se tourna vers sa potentielle ex-amie, un léger sourire timide aux lèvres.

Savannah lui rendit son sourire gêné tout en l'implorant silencieusement de se taire. L'entendre s'excuser ainsi ne faisait que remuer le couteau dans la plaie. Elle avait beau se sentir responsable, Kalyani n'était pas la plus coupable des deux. « … j’ai tendance à sauter sur tout ce qui bouge… » La styliste lui sourit à nouveau, cette fois-ci un peu plus sincère. Elle fit ensuite non de la tête, illustrant la parole par le geste.

Savannah observa la jeune femme en se frottant l'avant-bras. Décidément, ce n'était pas son jour. Elle aurait très sérieusement dû rester couchée, allongée dans ses draps chauds, plutôt que de venir se frotter à sa compagne de soirée. Maintenant, à défaut d'être sous la couette, elle était dans de beaux draps ! Savannah les avait conduites tout droit en prison en frappant le policier venu les séparer. « Qu’est ce qui ne va pas ? Tu as encore passé ta nuit à boire ? » Et alors ? Toi aussi t'es de la police ? Savannah hocha la tête, tout autant pour dire qu'elle avait bu que pour retrouver ses esprits. Rappelle-toi, Sav', tu l'aimes bien ! Ce n'était pas la faute de Kalyani si sa vie était pourrie. Elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Mais l'être humain cherche toujours à reporter sa culpabilité sur quelqu'un d'autre. Et la seule personne qu'elle avait présentement sous la main, c'était Kalyani. Les deux complices avaient souvent fêté la vie en soirées. Elles avaient dansé, chanté, crié de joie, pleuré de rire, … Si seulement je l'avais reconnue plutôt... Elle ne serait pas en cellule, à attendre que ces abrutis de flics se décident à les libérer. Mais pourquoi attendre ? Ses escapades nocturnes lui avaient au moins permis de rencontrer quelqu'un d'important : Blake. Il travaillait dans ce même commissariat, si ses souvenirs étaient bons. Soudainement consciente qu'elle pourrait tirer quelques ficelles, Savannah appela le gardien le plus proche avec son tact naturel. Agacé par les propos de la styliste, ce dernier ne tarda pas à arriver. Elle lui demanda alors d'aller chercher Blake, que c'était important et qu'elle voulait lui parler. « L’inspecteur Blake Anderson ? » Ce n'était pourtant qu'un murmure, mais dans cette petite cellule dépourvue de la moindre décoration, le moindre mot résonnait comme l'écho le faisait dans une grotte. Savannah se retourna un seconde pour hocher de la tête à l'attention de Kalyani avant de reporter la sienne sur le gardien. Allez magne !

Et s'il n'en voulait pas, elle menacerait de la lui envoyer au bureau, pour que tous ses collègues puissent se moquer de lui. Lorsque enfin il se décida à partir chercher Blake, Savannah se massa les tempes avant de se retourner vers sa camarade de cellule.

Fit-elle en claquant des doigts. Elle ne remarqua pas tout de suite l'air contrarié de la jeune femme, et même si cela avait été le cas, elle n'aurait jamais fait le rapprochement avec le fond de sa pensée. Kalyani avait peur de leur relation Savannah n'aurait jamais pensé qu'une telle chose puisse se produire. Il fallait préciser que la brunette avait tout pour elle, et qu'aux yeux de Savannah, elle n'avait rien elle-même. Tout était superficiel chez elle : de la performance qu'elle donnait chaque jour à sa beauté éclatante. Il ne manquait plus qu'une perruque bon marché et de faux ongles en vulgaire plastique pour se transformer en Nicki Minaj. Bon... ça et deux-trois opérations chirurgicales... « Il n’est pas là Sav’. A moins d’être complètement inconscient et d’en avoir rien à faire de sa vie, il est chez lui. » La jeune femme se mit à cligner des yeux, incrédule. Quoi ? Non seulement Kalyani connaissait-elle Blake, mais en plus, elle semblait proche de lui. Elle savait en tout cas ce qu'il avait fait de sa soirée.

Elle ne savait pas grand chose du jeune homme, si ce n'est qu'il était toujours charmant, un peu trop gentleman à son goût, mais incroyablement drôle – souvent malgré lui – et qu'il tenait bien l'alcool.

Elle remarquait seulement le regard glacial que Kalyani lui lançait. Inconsciente de s'enfoncer dans la bêtise, Savannah reformula sa question :

« J

e l’ai soigné hier soir… » Autant dire que pour une fois, Savannah pouvait se vanter de ne pas savoir de quoi elle lui parlait. Mais au final, elle avait de toute façon raison de lui en vouloir : Savannah n'avait rien fait de bien pour Blake depuis qu'ils s'étaient rencontrés. Pire que tout, elle l'avait encouragé à boire en sa compagnie. Les règles de leurs soirées étaient simples. Tellement qu'il n'en existait qu'une seule : lâcher prise avec le monde extérieur, ne pas parler de ses problèmes, juste s'amuser et se concentrer sur le présent. Un bon mantra en soi, mais pas quand on n'avait pas toutes les cartes en mains. Savannah ignorait tout du jeune homme. Elle savait juste qu'il avait une bonne résistance à l'alcool, qu'il travaillait dans ce commissariat en tant qu'inspecteur de police – un comble, pas vrai ? - et que sous ses airs patauds, il était un type bien, gentleman et même très séduisant. Malgré les apparences, Savannah n'était pas parvenue à se faire un chemin jusque dans son cœur, et encore moins jusque dans ses draps. Il ne la voyait pas de cette façon. Et si compagne elle était, c'était juste compagne de boisson. Ils buvaient ensemble, faisaient un peu trop la fête ensemble, mais sans jamais avoir été trop loin l'un avec l'autre. Blake se conduisait très bien avec elle – parfois un peu trop à l'avis de la brunette. Dans la voix de Kalyani, Savannah devina de l'animosité, une forme de reproche. Quoi encore ? Elle voulait à tout prix savoir ce qu'elle avait fait de mal. Pas tant parce qu'elle voulait régler le problème, mais plus pour pouvoir ajouter celle-ci à la longue liste des erreurs de sa vie. Savannah n'était pas sûre de savoir ce que Kalyani lui reprochait avec ce ton, mais une chose était certaine : il ne serait pas aussi évident que prévu de lui faire cracher le morceau ! La jeune femme envisagea de s'asseoir sur le banc inconfortable de la cellule mais son mal de crâne lui semblait suffisant pour ne pas ajouter une autre souffrance à son corps. Plus que le reproche en lui-même, ce fut le silence qui suivit qui la mit mal-à-l'aise. Bon... elle se décide ou il faut en plus que je lui tire les vers du nez ? Elle n'était pas d'humeur à se faire passer un savon. Elle appréciait pourtant la jolie Kalyani. Cette fille était parfaite : elle était belle, grande, savait s'habiller – malgré toutes les choses affreuses qu'elle avait pu dire sur son T-shirt quelques minutes auparavant, avait un sourire à tomber, faisait un métier merveilleux, était intelligente et... savait s'amuser ! Le parfait cliché de la perfection selon Savannah. Une fille à qui elle aurait aimé ressembler un peu plus. Celle qu'elle aurait voulu devenir et qu'elle pensait qu'il était trop tard aujourd'hui. « Non Savannah. Tu n’as rien dit de mal. Juste que ton ami ferait mieux de ne pas se trouver devant moi maintenant. » Mon ami... Elle l'avait dit d'une façon bien étrange. C'était peut-être les relances de son estomac endoloris qui lui faisait avoir des hallucinations, mais Savannah aurait mis sa main à couper que Kalyani était jalouse. Mais de quoi ? Ou plutôt, de qui ? D'elle ? De leur relation à Blake et elle ? Non... c'est pas vrai... Une idée traversa l'esprit de Savannah – il faut croire que ça arrivait de temps en temps : et si Kalyani et Blake étaient ensemble ? La brunette avait fait la fête avec Savannah, et ce, à maintes reprises. Elle savait comment pouvait être la styliste avec les hommes. Surtout lorsqu'elle avait bu. À sa place, elle aussi aurait été suspicieuse. Mais dans le cas présent, Kalyani semblait folle de rage contre leur clef de sortie.

Ce ne fut qu'une fois sa phrase prononcée que Savannah réalisa que son ton ne dispersait aucun malentendu. Merde... Elle n'était vraiment pas douée pour ce genre de chose. Et puis, très sincèrement, elle n'avait pas envie de s'expliquer. Ne pouvait-elle pas être tranquille cinq secondes dans cette vie de fous ? Elle venait de rompre avec son meilleur-ami – si on pouvait dire cela comme ça – et voulait s’apitoyer sur son sort en paix !

T'es aveugle ou quoi ? Personne d'assez bien ne s'intéresserait à moi ! Ouvre un peu les yeux ! avait-elle envie de hurler. Mais elle s'était retenue pour ne pas aggraver son propre mal de tête. Décidément, tout le monde se connaissait dans cette grande-ville !

Elle avait eu envie d'ajouter qu'elle ne couchait pas avec n'importe qui mais d'une, Blake n'était pas « n'importe qui », c'était un type bien ; et de deux, c'était faux. Savannah, comme dans bien des cas, n'avait pas compris que ce n'était pas tant ce qu'il faisait de son corps qui dérangeait Kalyani – dans l'instant présent en tout cas – mais bien sa consommation d'alcool excessive dans laquelle Savannah avait sûrement un rôle à jouer. Si ce n'est celui d'initiatrice, certainement celui de supportrice.

Savannah pouvait comprendre qu’on ait du mal à voir son homme fréquenter d’autres femmes, même s’il ne les considérait que comme ses amies. En revanche, elle éprouvait quelques difficultés à digérer que Kalyani puisse ainsi douter d’elle. Bien sûr, la doctoresse devait avoir de très bonnes raisons. Il était vrai que Savannah n’était pas la fille la plus à même de bien se comporter lorsqu’un garçon se trouvait dans les parages. Leurs fréquentes sorties en soirées et boites de nuit l’ayant sans doute confirmé à Kalyani. Mais il n’y avait rien à faire : même avec l’évidence devant elle, la raison se taisait devant l’indignation de Savannah. Comment osait-t-elle faire comme s’il était évident que Blake et elle « se la donnaient grave » pendant qu’elle, médecin et perfection incarnée, sauvait des vies tout en rendant un fier service à la nation ? Savannah détestait les insinuations, mais c’était peut-être parce qu’elles recelaient toujours une part de vérité. « Non, ne t’inquiètes pas. Nous ne sommes pas ensemble. Tu ne te mets en travers de rien du tout. Il est libre et tout à toi ! » La styliste haussa des épaules, l’air de dire qu’elle ne la croyait pas. Son simple ton suffisait à mettre à mal son assurance précaire. Kalyani n’était peut-être pas sa copine, mais ce n’était pas l’image qu’elle renvoyait en cet instant précis. Loin de s’imaginer qu’il puisse s’agir d’une jalousie sur le plan amitié, Savannah s’entêta à penser que la médecin ressentait un peu plus de choses pour Blake qu’elle ne voulait bien le laisser entendre. En plus elle se fout de ma gueule ! C’est la saint Savannah-tu-fais-chier-tout-le-monde, c’est ça ? En l’espace de vingt-quatre heures, elle était parvenue à se mettre à dos son meilleur ami et à s’immiscer dans un autre couple. Si c’était une discipline olympique, Naughty Lewis aurait sans doute concouru pour la première place. La médaille d’or lui tendait les bras et tout ce qu’elle avait à faire c’était de la saisir. Tu n’es pas comme ça… Même toi tu vaux mieux que ça ! se rassurait-elle. Mais finalement, peut-être que Kalyani avait raison. Peut-être qu’elle draguait honteusement Blake ? Peut-être qu’elle voulait les séparer ? Peut-être que son inconscient était un « briseur de couple en série » et ne se satisfaisait d’un amour naissant que lorsqu’il était détruit ? Peut-être qu’elle était vouée à détruire le bonheur des autres, puisqu’elle n’était pas digne de le trouver elle-même ? Vexée qu’on ne prête pas attention à ce qu’elle avait pu dire, Savannah croisa les bras sur sa poitrine. Ne l’avait-elle pas entendu lorsqu’elle s’était exclamée que Blake n’était pas intéressé ? C’était à croire que personne ne comprenait le sacrifice qu’avouer une telle chose représentait. La grande brunette venait de dire qu’elle n’était pas le type de tout le monde. Une chose qu’elle savait très bien, mais qu’elle s’ingéniait à cacher pour préserver les apparences de la vie courante. Naughty Lewis était le type de tout le monde, même le petit-plaisir coupable des plus grands. Un point c’est tout. La styliste laissa s’échapper un long soupire de ses lèvres. Blasée, elle ne supportait pas la crise de jalousie qu’essayait de lui cacher Kalyani. Tu crois que j’suis dupe en plus ? Ils étaient ensemble, Kalyani venait d’apprendre que Savannah et son mec étaient amis, et comme elle ne lui faisait pas confiance – à elle ou à lui d’ailleurs ! – elle faisait marche-arrière. Pas besoin de chercher midi à quatorze heures, c’était clair ! Clair et ridiculement faux. « Et je sais que vous n’étiez pas ensemble hier. Ton copain s’est blessé en service. D’ailleurs tu devrais aller lui rendre visite. Je suis sure qu’il sera ravi de te voir… » Ton copain… T’es bouchée meuf ? Savannah ne tenait plus. Il y avait un temps pour se contrôler, et un autre pour que le volcan entre en éruption.

C’est dingue ça ! C’était quoi son nouveau but ? Se mettre à dos toutes les New Yorkaises ? Après son ex-meilleure amie, là-bas à Topeka, ce serait toutes les autres qui seraient forcées d’y passer ? Mais la suite cloua Savannah sur place. Elle ne l’avait pas compris, mais Kalyani lui avait fait des reproches sur sa consommation d’alcool.

Oui… quand elle s’énervait, Savannah perdait de sa classe si durement acquise. On n’avait pas forcément une classe innée lorsqu’on était née à Topeka, que ce soit dans une famille riche – comme elle – ou pas.

Elle réalisait soudain : ce n’était pas sa consommation d’alcool qui dérangeait Kalyani, mais plutôt avec qui elle en consommait. Blake – Alcool – Problème… C’est quoi c’délire ? Elle n’était pas au bout de ses peines !

Son mal de crâne amplifiait terriblement.

Des promesses, elle en avait toujours faites. Malheureusement, elle n’était jamais sûre de pouvoir les tenir. Il se passait parfois tellement de choses qu’elle ne s’en rappelait plus, sur le moment. Puis venait le temps des regrets.

Une crise de jalousie. Il ne manquait plus que ça. Savannah leva les yeux au ciel, s’attendant presque à ce qu’il lui tombe sur la tête. Plus rien n’aurait pu la surprendre à ce niveau. Qu’est-ce qui faisait que deux filles aussi jolies qu’elles se sentent en compétition l’une contre l’autre pour s’attirer les faveurs d’un garçon ? La société, sans aucun doute. Mais le mal qui leur sciait la poitrine était bien plus grave qu’un simple béguin amoureux. Oui, il s’agissait bien là d’une remise en question complète de leur personne. Savannah doutait d’elle, et pas seulement de ses charmes. Elle n’avait jamais cru en elle parce qu’elle avait vite cru perdre l’amour de ses propres parents. Quand ses deux sœurs cadettes étaient nées – des jumelles en plus, la brunette avait interprété l’intérêt que leur portaient leurs parents comme de l’indifférence envers elle. Très vite, ce sentiment bénin avait grandi et bientôt, il avait pris des proportions énormes qui avaient laissé Savannah dans un état lamentable. Les doutes s’étaient accumulés et la jeune fille avait perdu foi en elle-même. Il était très difficile de garder confiance en soi quand vos parents semblaient ne plus vous prêter la moindre attention. Ils ne semblaient s’intéresser à elle que lorsqu’elle faisait une erreur. Et des erreurs, elle en avait faites pas mal ! Avec du recul et toutes les cartes en mains, leurs parents auraient sûrement compris que tout était lié. Car après avoir cherché à s’attirer les faveurs de ceux qui l’avaient enfantée, Savannah avait très vite été réduite à chercher leur regard, et seulement cela. Même ça, elle l’avait perdu. M. et Mme Lewis-Butler ne s’intéressaient plus qu’à ses frasques. Qu’à ses « gamineries futiles » et ses penchants « un peu trop prononcés » pour le monde de la fête. Ils ne comprenaient pas. Ils ne la comprenaient pas. J’m’en fou. aimait-elle se répéter. Comme si ça aidait à le croire. Qui cherchait-elle à convaincre : ses parents ou bien elle-même ? Je m’en fou. articula-t-elle dans sa tête. Elle voulait s’imprégner de ces mots. Elle voulait les croire et ne plus admettre la possibilité du contraire. Ses parents ne l’aimaient pas à sa juste valeur ? Et bien ils ne savaient pas ce qu’ils perdaient. Mais dans cette histoire, Savannah avait toujours su qu’au final, c’était elle qui perdait. « Bon sang Savannah ! Ferme-la un peu ! » Oubliant que dans ces cas-là il fallait se regarder un peu avant de juger, Savannah se mit à penser que Kalyani était hystérique. Et le seul moyen qu’elle connaissait de lutter contre l’hystérie, aussi faux soit-il, c’était de combattre le feu par le feu. Elle arma donc son canon et déversa un flot de bêtises et de conneries-plus-à-côté-de-la-plaque-les-unes-que-les-autres. « Hein ? Mais c’est quoi ton problème ? Depuis quand ça t’gênes que j’me mette mal tous les soirs ? On croit rêver ! J’me rappelle t’avoir vue plus d’une fois dans un drôle l’état meuf ! » Elle ne comprenait pas ce que son amie voulait vraiment dire. Mais c’était aussi parce qu’elle ne lui laissait pas le temps de s’exprimer convenablement. Malheureusement pour elle, Savannah était sur le point de le comprendre. Peut-être un peu trop tard… « Tu fais ce que tu veux. Je n’en ai rien à foutre que tu passes tes soirées à te bourrer la gueule. Je n’en ai rien à foutre que tu te tapes tous ces mecs. D’ailleurs, je n’en ai rien à foutre que tu te tapes mon meilleur ami. Non, ce qui me dérange c’est la quantité d’alcool dans son sang et… Quoi ?! » Merde. Elle n’était pas aussi subtile qu’elle pensait l’être. Mais pour sa défense, la styliste n’était pas au plus haut de sa forme. Elle avait passé une soirée pourrie, une nuit exécrable et une matinée effroyable. Alors pour ne pas voir la vérité s’étaler sur le visage de la jeune fille comme le maquillage à l’heure d’une soirée, il allait falloir repasser. Kalyani avait prononcé les mots « meilleur » et « ami » et ça lui était resté en travers de la gorge. Sa réaction ne lui avait pourtant laissé aucun doute : Savannah était persuadé que la brunette couchait avec Blake, elle ! « Ah ! Oui. Contrairement à ce que tu semblais croire, Blake et moi ne sommes pas ensemble. Donc tes protestations, tu peux te les garder. Je. N’en. Ai. Rien. A. Foutre ! Compris ?! » Savannah haussa des épaules, se disant que de toute manière, l’un l’excluait pas l’autre. Après tout, le jeune homme était libre de faire ce qu’il voulait. Et Savannah, elle, le pensait, contrairement à sa compagne de cellule !

Se contenta-t-elle de répondre le plus sarcastiquement possible. On ne la lui faisait pas à elle ! Savannah ! La reine des gaffes amoureuses, la maestro du « foutage dans la merde ». Vraiment ? Kalyani croyait pouvoir lui cacher une telle chose ? Elle était naïve pour bien des choses, mais certainement pas pour celle-là. La party girl avait une règle que jusqu’ici, elle s’était évertuée à ne pas enfreindre : les petits-copains, les hommes mariés ainsi que les proies de ses copines étaient une limite à ne jamais franchir. En tout cas, pas si elle était mise au courant de ces informations. Mais suite à de telles accusations infondées, Savannah se demandait si pour une fois, elle n’allait peut-être pas faire une exception. Non… C’était juste son côté garce manipulatrice qui se réveillait. Pourquoi s’attaquer à la personne elle-même quand on pouvait s’en prendre à ses proches ? La douleur n’en était que plus virulente !

Trop tard. Réveillée pour réveillée, Naughty Lewis était bien décidée à faire mal. Même si cela impliquait qu’elle allait amèrement le regretter plus tard !

Pour le regretter, elle allait sûrement le faire ! Elle n’avait vraiment aucune idée de sur quelle pente savonneuse elle s’aventurait : celle du genre à vous précipiter en bikini dans les orties, eux-mêmes baignés dans la lave d’un volcan en irruption, en plein hiver sur la calotte glacière. Ce genre-là, oui.

On aurait pu croire que Savannah avait appris de ses erreurs avec Adam. Leur relation ne venait-elle pas justement de se terminer à cause des quiproquos dont elle était à l'origine ? Car pour la jeune styliste, la seule raison pour laquelle elle était tombée amoureuse de son meilleur ami, c'était qu'elle avait entraperçu le temps d'une après-midi à la fête foraine ce que ça ferait d'être en couple avec Adam. Et cette simulation, c'était son idée. À l'époque, elle voulait rendre la monnaie de sa pièce à Esperanza. La jeune femme était loin de s'imaginer que des mois plus tard, ce serait finalement elle qui paierait les pots cassés. Et aujourd'hui, Savannah s'apprêtait à mentir sur sa relation avec Blake. Cette fois, elle ne le faisait pas pour rendre Kalyani jalouse. Non, elle faisait pour lui taper sur les nerfs. Celle-ci l'énervait au plus haut point en insistant sur la prétendue relation tendancieuse de Blake et de Savannah. Et la styliste détestait qu'on lui prête des relations ambiguës avec quelqu'un quand c'était justement la seule personne avec qui elle ne pourrait pas coucher. Non pas par manque d'envie. Mais par manque de réciprocité. Blake était toujours « amoureux d'un souvenir ». Il le lui avait dit un soir où l'alcool avait une fois de plus délié leurs langues. Mais Savannah l'avait aussitôt oublié. Leurs consommations ce soir-là n'avait pas laissé la place au moindre souvenir. Si ce n'est celui qu'ils étaient amis et rien de plus dans l'esprit de la petite brune. Malgré tout, Savannah sembla faire mouche quand elle vit Kalyani changer de couleur. Pendant l'espace d'une seconde, elle aurait juré l'avoir vue se teinter d'un rouge vif. Comme un des personnages de dessins-animés qu'elle regardait parfois. Car la brunette n'était pas seulement la party girl hautaine qui faisait la fête pour vous critiquer ensuite sur votre façon de vous habiller au petit matin. Non. C'était une végétarienne accomplie – quoi que la viande qu'elle avait ingurgité par erreur la nuit précédente ne jouait pas vraiment en sa faveur – qui aimait les vieux films d'amour en noir et blanc, qui préférait la compagnie d'un bon verre de vin au singulier à une bouteille de vodka et qui rêvait au prince charmant, venant la chercher sur son fidèle destrier alors qu'elle quitterait son travail de chirurgienne pour la soirée. Un doux rêve. Une facette d'elle que personne n'avait eu le droit d'entrapercevoir. Personne sauf Adam. Cette pensée remua un peu plus le couteau dans la plaie. Les débris de son cœur tout juste brisé s'agitèrent dans sa poitrine et elle sentit la nausée reprendre ses droits. La nourriture chinoise n'était décidément pas passée. Savannah n'aurait pas dû être aussi surprise. Elle n'avait pas ingurgité de viande depuis plusieurs années déjà et son système digestif ne devait plus être habitué à recevoir de telles denrées. La brunette grimaça quand son ventre fit un drôle de bruit. Elle avait le cœur au bout des lèvres. Heureusement, Kalyani détourna son attention des problèmes de santé de Savannah, ce qui eut pour effet de distraire elle aussi la principale concernée. « C’est exactement ce que je dis. Et si il ne l’est pas encore, il en prend le chemin. Donc si tu tiens un tant soit peu à lui, fais un peu plus attention ! » La jeune femme papillonna des cils. Blake ? Un alcoolo ? Elle ne pouvait pas dire qu'elle était surprise. Blake avait une belle descente ! Mais de là à finir alcoolique... Quand même pas ! Ou peut-être que si... Des détails de leur dernière soirée passée ensemble lui revenaient tout juste en mémoire. Elle se rappelait que le jeune homme lui avait demandé pourquoi elle buvait, elle aussi. Lorsqu'elle lui avait retourné la question, le policier l'avait tout simplement éludé. Ça, ou alors elle ne s'en rappelait plus. Savannah s'était montrée très vague à ce même propos. Mais c'est parce qu'elle fuyait ses problèmes dans l'alcool et ne voulait pas lui en parler. Ce pouvait-il qu'il en soit de même avec Blake ? Merde... Savannah se jura d'en avoir le cœur net. Un jour. Pas maintenant. Là, tout de suite, elle ne désirait qu'une seule chose : sortir de là et fuir le regard pesant de Kalyani. « Tu ne sais rien de TON MEC n’est-ce pas ? » Malheureusement pour elle, celle qui avait été si souvent sa compagne de soirée ne l'entendait pas de la même oreille. La façon qu'elle avait eu d'insister sur « ton mec » laissait croire à Savannah qu'elle avait décidément visé en plein dans le mille. Kalyani était jalouse. Mais de qui ? De Savannah ? Se pouvait-il qu'elle soit amoureuse de Blake ? Certainement. Mais alors, pourquoi s'entêtait-elle à dire qu'il n'y avait rien entre eux ? Parce qu'il l'avait repoussée ? Ou bien parce qu'elle n'en avait même pas conscience elle-même ? Dans tous les cas, la styliste se retrouvait une nouvelle fois prise entre deux feux. Et cette situation l'agaçait plus que de naturel. La faute à son passé avec Adam sans doute !

Qui cherche trouve, et Savannah n'avait pas peur de la provoquer. De toute manière, elles étaient déjà en cellule. Qu'es-ce qui pouvait bien leur arriver de pire ? Si Kalyani essayait d'en venir aux mains, elle n'aurait qu'à lui vomir dessus avant de crier à l'aide. Son mal de crâne l'empêcherait d'en venir aux poings. « Je te conseille de t’intéresser un peu moins à son corps et un peu plus à lui dans ce cas ma chère. » C'était moche une femme jalouse ! Savannah espéra un instant qu'elle n'agissait pas de la sorte avec Esperanza... Une seule seconde de réflexion lui confirma que si. La brunette grimaça de plus belle. Elle pencha la tête en arrière pour regarder le plafond, déjà lassée de cette joute verbale. « Tu ne sais pas tout ce qu’il a traversé… » Apparemment pas. Mais c'était leur règle principal. Le copain de Kalyani et elle avaient instauré une unique règle à leurs soirées : ils devaient laisser leurs problèmes à la porte d'entrée. Et même s'il l'enfreignait quasiment chaque fois, Savannah n'avait pas retenu grand chose de leurs moments de rébellion. La jeune femme se détourna et partit s'asseoir. Dans sa tête, un dilemme faisait rage : voulait-elle vraiment savoir ? Oui... Sa curiosité l'emportait. De plus, Savannah n'aimait pas particulièrement blesser ses amis. Si elle pouvait éviter d'emporter Blake dans son processus d'auto-destruction, ce serait aussi bien.

Sa voix se voulait plus douce, mais au fond, elle se méfiait toujours. Après tout, elle ne la détrompa pas tout de suite sur la nature de sa relation avec Blake.

Lâcha-t-elle soudain, comme pour la convaincre de sa bienveillance. Mais il y avait bien longtemps qu'une telle vérité ne s'était pas échappée de la bouche de Savannah et celle-ci n'avait pu s'empêcher de le dire avec colère. Non... Personne ne méritait cela. Parce qu'elle avait déjà quelques années de pratique derrière elle, et que ça n'avait jamais rien arrangé.

Kalyani venait de lui rappeler quelque chose que Savannah savait déjà : elle ne connaissait rien de son copain. Même si son petit-ami ne l'était pas. Et qu'elle avait perdu toutes ses chances avec celui pour qui son cœur battait vraiment. Cette journée était abominable, et si Savannah en avait douté jusqu'ici, elle ne pouvait plus se tromper à présent ! Tout ce qu'elle voulait, c'était retourner à son appartement pour s'enfouir sous sa couette. Malheureusement elle ne le pouvait pas parce qu'elle se trouvait dans une cellule de détention, dans un commissariat. Ce même commissariat où travaillait Blake. Ces derniers temps, Savannah se demandait si sa vie n'était pas une immense blague cosmique. C'était comme si quelqu'un jouait aux Sims avec elle comme personnage principal, et s'amusait à détruire sa vie, petit bout par petit bout. Elle perdait tous ceux à qui elle tenait et n'avait quasi plus goût à rien. Le plafond de cette prison miteuse aurait bien pu s'effondrer sur elle que Savannah n'aurait pas bronché. Elle n'en avait plus la force. Mais parce qu'elle était lâche à sa façon, la brunette n'avait pas la force de mettre un terme à son calvaire elle-même. Se suicider n'était pas aussi simple que ça en avait l'air. Sa petite sœur, Kiara, le lui prouvé quelques années auparavant. Pour peu qu'un abruti vous retrouve juste à temps... Non... C'était décidément beaucoup d'efforts pour pas grand chose. Parce que même ça, comme presque tout dans sa vie, Savannah était capable de le foirer ! Rater sa propre mort... La grande styliste était décidément tombée bien bas. Mais vous savez ce qu'on dit : plus haut on s'élève, plus grand sera la chute. Le problème, c'était que la belle brunette n'avait pas l'impression de s'être élevée à grand chose, si ce n'est à un plus haut potentiel de connerie. « Demandes le lui Savannah. C’est à lui de t’en parler pas à moi… » Tout ça pour ça ? Elle est sérieuse ? Elle venait de lui sortir des horreurs – même si elles étaient vraies – pour finir par lui dire qu'elle pouvait aller se faire cuire un œuf ? Elle n'avait véritablement pas lui dire de quoi il s'agissait ? C'était puéril, méchant, et stupide. Enfin, c'était là l'avis de Savannah, l'éternelle enfant tourmentée.

Finalement, elle n'avait peut-être pas terminé de se creuser un trou dans les profondeurs de la bêtise ! Un pelle dans une main, une pioche dans l'autre, la minière en chef cherchait du pétrole. Et si elle continuait sa descente aux enfers, elle n'allait pas tarder par en trouver. Par contre, plutôt que de pouvoir le vendre, elle allait se retrouver engluée dedans, incapable d'en sortir, comme les pieds pris dans des sables mouvants. Et elle finirait engloutie, suffoquant pour trouver le peu d'air qui lui resterait. Elle veut pas se taire trente secondes ? Sérieux ? Les marteaux-piqueurs n'étaient pas seulement en train de creuser des fondations dans le crâne de Kalyani, ils préparaient également un chantier gigantesque dans le cerveau de Savannah. La brunette commençait à en avoir marre de se manger des réflexions dans la tronche. Ça allait bien trente secondes, mais elle commençait à comprendre qu'elle n'était qu'une ratée ayant une mauvaise influence sur son entourage. Tout était de sa faute. D'accord, c'est intégré, merci ! À un moment, la pression avait été trop forte, et Savannah n'avait pu retenir une phrase à l'apparence innocente, mais pourtant si profondément importante. Témoins de son mal-être, les mots s'étaient échappés de la cage comme des oiseaux de mauvaise augure. Ils avaient tant et si bien piaillé que Kalyani n'avait pas pu les ignorer. « Que veux-tu dire par là ? Qu’est-ce qui se passe Sav’ ? » Tout se casse la gueule. Les cordes retenant le piano qui se tenait au dessus de sa tête avaient lâché, et l'instrument de six mille tonnes s'était écrasé sur la pathétique existence de la brunette. Les cordes désaccordées de l'engin avaient entaillé sa vie comme des couteaux un peu trop bien aiguisés. Savannah ne tarderait pas à ne plus être qu'une plaie béante, victime du destin lui-même, mais également de ses propres choix.

Sa compagne de cellule n'était pas dupe, et ce depuis le tout départ. Elle devait bien voir qu'il s'agissait d'un mensonge. D'une énième cachotterie dans la vie de Savannah. Smoking mirror... Bien sûr, elle avait l'air belle, drôle et enjouée. Elle faisait la fête, sortait avec tout un tas de garçons plus beaux les uns que les autres. Mais si ce principe s'appliquait à leur beauté, il touchait également leur intelligence. Seulement dans le sens contraire. Savannah ne pouvait pas se vanter d'avoir couché avec de grands Einstein. Tout était dans le muscle et le paraître. Rien dans la tête, tout dans les membres. Vides. Elle avait cherché à combler le trou noir de son existence dans des êtres tout aussi creux. Erreurs après erreurs, elle les commettait sans cesse en se promettant d'apprendre d'elles. Mais, chaque fois, elle brisait cette promesse. « Est-ce que tout va bien ? » Malgré elle, ses yeux se remplissaient de larmes. Savananh se détourna en simulant l'apparition d'un sourire sur ses lèvres. Son masque. Son plus gros mensonge : le bonheur.

Elle avait peut-être été un peu trop sèche pour se montrer crédible. Mais c'était le mieux qu'elle puisse faire dans de tels états. C'était comme si son monde s'était écroulé cette nuit. Une fois de plus. Et puis qu'est-ce que ça peut bien t'foutre que j'aille bien ? Kalyani lui avait reproché de ne pas connaître suffisamment Blake. Mais est-ce qu'on connaissait vraiment quelqu'un ? La connaissait-elle ? Kalyani n'avait pas la moindre idée de ce qui se passait dans la vie de Savannah. Bien sûr, c'était parce que cette dernière faisait tout ce qui était en son pouvoir pour aller dans ce sens. Mais là encore, Blake en avait probablement fait de même... Le gendarme de tout à l'heure s'avança dans le couloir pour finalement s'arrêter devant leur cellule. « Vous êtes libres. Mais j'vous préviens, ça marchera pas toujours ok ? On va faire une petite exception ! » Son air suffisant tapait sur les nerfs de Savannah. Mais elle était bien trop contente de se voir offrir une porte de sortie pour le lui reprocher. Il n'aurait pas été très judicieux de se mettre encore un peu plus dans la merde, de toutes façons. Comme Savannah était déjà près de la porte, il la fit passer en première pour récupérer ses effets personnels.

Maintenant qu'elle savait pouvoir s'enfuir, sa voix s'était adoucie. L'animosité semblait l'avoir quitté, car après tout, l'animal n'était plus en cage. Elle serait bientôt de retour dans son appartement. La venue du gendarme avait fait disparaître les larmes de Savannah qui en profita pour se tourner vers Kalyani et lui offrir son plus beau sourire. Son plus beau, et le plus faux.