Salut tout le monde ! Moi c'est Jules-Aimé Legrand, mais tu peux aussi m'appeler Jules ou Aimé. Je suis né un onze mars à San Antonio. Si tu comptes bien, ça me fait donc vingt-six ans. Autrement, je suis incertain de mon orientation sexuelle. Et dans la vie, je suis aussi au chômage. Et puis, je me sens bien ici : air.

Je m'appelle marmotte et j'ai actuellement dix-huit ans. J'habite à proximité de Paris. J'ai connu le forum grâce à facebook et il est tout mignon, tout joli. Et comme je suis quelqu'un de très bavard, j'ai un petit mot à ajouter : hakuna matata!

▬  [...] Ne vous en faites pas, tout se passera très bien. D'accord? Alors. Nous allons procéder par étapes. Il vous faut dans un premier temps faire le point sur la base, sur le ciment de votre existence: votre identité. Vous êtes prêt? Commençons.

Quel est votre nom?
▬  ... Legrand.

Elle sourit, satisfaite. Quand elle dévoile ainsi ses dents d'une blancheur à en faire pâlir la plus belle des hermines, deux petites fossettes se creusent sur ses joues, accentuant l'air taquin que lui donne déjà son petit nez retroussé et ses tâches de rousseur. Peut-être que dans d'autres circonstances, il aurait adoré la côtoyer.

▬  Votre prénom?
▬  ... Ju... Aimé. Jules-Aimé.

Il bafouille. Sa voix sonne faux, enrouée. Elle est rocailleuse et il bute sur les mots. Chaque son est prononcé avec une difficulté déconcertante. L'idée d'apprendre le langage des signes lui effleure l'esprit quelques secondes, mais cette pensée lui paraît ridicule et il préfère la laisser de côté. Il parle, c'est évident. Et quand il se sera reposé, il parviendra à articuler.

▬  Bien, prenez votre temps. Quel âge avez-vous?
▬  J'ai... vingt.. vingt-quatre ans.

Son regard est fixé sur ses lèvres. Elles sont très fines, un peu pincées, ce qui est plutôt rare chez ce genre de femme. Il sent son air rassurant peser sur ses épaules. Elle essaie de bien faire, alors, il fait son possible pour ne pas la décevoir, mais déjà, la fatigue reprend le dessus. Il déglutit, inspire profondément. Et elle, quel âge a-t-elle? Trente? Trente-cinq ans? Il ne lui en donne pas moins.

▬  ... Détendez-vous monsieur Legrand, vous vous en sortez très bien. Pouvez-vous me parler de votre enfance?
▬  Qu'est-ce que je dois vous raconter?
▬  Tout ce qui vous passe par la tête, du général au détail. Où êtes-vous né, quel était le prénom de votre premier amour, avez-vous eu un poisson rouge... Tout est bon à prendre.

Se rend-elle compte de ce qu'elle lui demande? Sans doute. Après tout, c'est son travail. Elle fait ce pour quoi elle a été engagée. Sans doute a-t-elle une belle collection de diplômes à son actif? Il aimerait savoir quelles études elle a fait, mais il se contente d’acquiescer et de répondre, d'une voix qui, dans un premier temps, manque d'assurance.

▬  D'accord. Je suis né à San Antonio, au Texas. Mon père est français et ma même est née à Columbus dans l'Ohio. Je suis fils unique. Enfin, non, j'ai eu un petit frère, mais il est mort quelques heures après sa naissance. Mes parents voulaient l'appeler... Francis. Francis, oui, c'est ça. Je... J'ai eu trois Axolotl et un chat, Bubble, qu'on a été obligé de donner, parce que j'y étais allergique.
▬  Quels sont les prénoms de vos parents?

Il ouvre la bouge, la referme immédiatement. Ses parents? Son père est brun, il a de beaux yeux bleu. Sa mère, au contraire, est blonde, d'un blond platine éclatant et a des yeux noisettes. Elle est plus jeune que lui, de sept ans. Ils se sont rencontrés en boîte de nuit, se sont mariés sur un coup de tête, un mois après leur rencontre. Ils sont ensemble depuis dix ans et s'aiment passionnément.

▬  Cela ne fait rien. Maintenant, j'aimerais que vous me parliez un peu de vos études, vos passions, vos loisirs, de votre emploi.
▬  J'aimais les animaux quand j'étais gosse. Je voulais être soigneur dans un zoo, ou vétérinaire. Mais les études, ce n'étaient pas fait pour moi, alors j'ai abandonné l'idée et j'ai trouvé un emploi dans une animalerie, avant de me retrouver au chômage. J'ai fait de la natation et de l’athlétisme.
▬  Monsieur Legrand, pouvez-vous me dire une nouvelle fois l'âge que vous avez?
▬  Vingt-quatre ans.

Il remarque que son visage s'assombrit progressivement, alors il cesse de parler. Le silence retombe, plus lourd que jamais. Elle écrit quelque chose sur un petit carnet, avant de relever le regard vers lui. Elle a l'air déçue. Ou attristée? Il ne saurait dire. Il a envie de vomir.

▬  Vous avez vingt-six ans.
▬  Quoi? Non, mais non, ce n'est pas possible. J'ai... J'ai eu vingt-quatre ans... Il y a... quelques mois...
▬  Écoutez-moi. Savez-vous pourquoi vous êtes là?

Son regard balaye la pièce.

▬  Non, je ne sais pas. J'imagine que si je suis  l’hôpital, c'est que j'ai eu un accident ou une maladie.
▬  Votre appartement a pris feu, monsieur Legrand. Vous ne pouviez pas vous permettre d'attendre l'arrivée des pompiers. Vous êtes passé par la fenêtre pour vous en sortir. Vous avez fait une sacrée chute d'ailleurs, c'est un miracle que vous soyez encore en vie.

Il écoute les révélations en silence. Il a la tête qui tourne.

▬  Vous êtes restés inconscient neuf mois. Et  vos réponses à mes questions me permettent de dire que vous avez oublié...
▬  ... deux ans de ma vie.

Il tremble. Elle le remarque, s'approche du lit.

▬  Monsieur...
▬  Jules.
▬  ... Jules. Je sais que c'est difficile à entendre, mais il faut que vous sachiez: nous sommes à New York, plus à San Antonio. C'est ici que vous viviez quand c'est arrivé.
▬  ... Il paraît que c'est une belle ville.

Elle sourit tristement.

▬  Dans cet appartement... Vous ne viviez pas seul.

Il détourne le regard, terrifié. Non, il ne veut pas entendre la suite.

▬  Votre compagne et votre fille n'ont pas survécu.
▬  J'étais... père?
▬  Vous teniez votre bébé dans vos bras lorsque les secours sont arrivés. Vous avez très certainement tenté de la sauver. C'est un acte admirable, vraiment...

La voix de la jeune femme n'est plus qu'un vague murmure. Il ne la voit plus à travers ses larmes, il ne l'entend plus tant sa tête bourdonne. Il tourne le regard vers une ombre qui vient d'arriver. Une personne vêtue d'une blouse blanche. Il ne voit pas ce qu'elle fait, mais il sent son rythme cardiaque s’apaiser. Des sédatifs?

▬  Comment...
▬  Alice. Et votre amie s'appelait Jennie. Et vos parents...
▬  Paul et... Abbigail...

Il ferme les yeux. Tout redevient noir.