Tu 'devrais vraiment pas faire ça... Savannah se tenait debout dans sa cuisine aménagée à l'américaine. Dans ses mains tanguait un verre de vin rouge. Et sur le comptoir, la bouteille à moitié vide faisait de l’œil à la jolie styliste. Lorsqu'elle pensait au rendez-vous qui l'attendait, la jeune femme sentait son estomac se nouer. Si j'm'écoutais, j'ferais sûrement jamais rien de toute façon ! Et elle engloutit le reste de l'alcool. Aussitôt, comme par magie, la bouteille déversa de son contenu dans le verre à pied et Savannah put le reprendre en main. Ce fut comme s'il n'avait jamais quitté ses mains. Un coup d'œil à l'horloge numérique de son micro-ondes lui indiqua qu'elle avait encore une petite quinzaine de minutes avant de devoir descendre dans les rues de New York. Cette simple vision la fut soupirer et reprendre une gorgée de sa boisson favorite. La brunette fit tournoyer le vin dans son verre et se perdit dans ses contemplations. Elle revoyait les yeux rouges de ses parents. Ils avaient tant pleuré que Savannah avait presque oublié leurs véritables couleurs. Les choses n'avaient pas été faciles après la mort de Lana. Leur petite sœur avait été tué lors d'un braquage en bijouterie. Et peu de temps après, Kiara avait tenté de mettre un terme à sa vie. La brunette n'avait jamais compris les raisons qui avaient pu pousser sa petite sœur à commettre cet acte irréparable. Sans doute parce que la mort de Lana avait brisé beaucoup de choses. Parce qu'elle les avait brisés, eux. La jeune femme secoua sa tête dans l'espoir de regagner ses esprits. Mais le vin obscurcissait forcément son jugement. Elle avait l'impression de flotter et d'être lourde à la fois. Preuve que la boisson divine faisait déjà effet. Cependant, au lieu de lui calmer les nerfs, l'alcool avait manqué à sa promesse et l'avait rendue encore plus nerveuse qu'à l'origine. Pieds nus, la jeune femme se dirigea vers son dressing pour y dégoter les chaussures parfaites. De sa main libre, Savannah parcourut les étagères pour trouver le Saint Graal. Hallelujah ! Et soudain, elles étaient là ! Comme baignées dans la pure lumière divine, la paire de Jimmy Shoes la plus belle qu'elle ait jamais vue lui tendait le bout de ses talons ! La styliste s'en empara et regagna la cuisine en sirotant sa boisson bordeaux. Un petit air s'était incrusté dans sa tête et elle ne pouvait s'empêcher de le chantonner. Trois-quarts des mots étaient prononcés à la yaourt, puisqu'elle ne connaissait pas les paroles, mais l'air, lui, était bel et bien persistant !

Les chaussures attachées à ses pieds, la brunette fit claquer les talons jusqu'au grand miroir qui renvoyait l'image de l'entrée pour s'y observer. Une gorgée. Pas mal... Deux gorgées. En fait c'est même pas mal du tout ! Une troisième gorgée. Putain j'suis trop bonne dans cette jupe ! Le reste du verre. Canon même ! Et voilà où résidait son célèbre courage : dans une bouteille de vin dont le prix dépassait les deux chiffres. Savannah posa son verre sur le comptoir, à côté de la bouteille, et attrapa son sac-à-main avant de quitter l'appartement. Mais à peine l'avait-elle quitté qu'elle y entrait de nouveau. Elle ne pouvait décemment pas laissé son bazar dans la cuisine. Hally s'inquiétait suffisamment de son état comme ça sans qu'elle n'y ajoute une ou deux consommations d'alcool peu recommandables. Bien sûr, elle n'avait pas attendu de détruire sa relation avec Adam pour commencer, mais le timing était très mauvais et sa colocataire risquait de croire qu'elle s'oubliait dans l'alcool. En fait, elle ne l'aurait pas seulement cru, elle l'aurait su. Et avec la connaissance serait sûrement venue toute une liste de questions auxquelles elle n'était pas prête à répondre. Son désordre rangé, la jeune femme cliquetit-cliqueta jusqu'à la porte d'entrée et fit tourner la clef dans la serrure. Savannah vérifia l'adresse sur son téléphone et fut rassurée de voir qu'elle avait bien lu les six premières fois : elle avait bien rendez-vous dans un bar qui se trouvait à quelques mètres de chez elle. Arrivée dans le bar, la brunette chercha une autre brune du regard : sa sœur. Kiara était déjà assise à une table pour deux. Quand faut y aller... faut y aller ! Elles ne se parlaient pas beaucoup de toute façon. Mais depuis leurs retrouvailles à New York, lors d'un shooting photo, elles avaient émis encore moins d'ondes radio que d'habitude !

Elle ne savait pas si elle était véritablement en retard, mais l'habitude faisait qu'elle s'excusait toujours lorsqu'elle arrivait sur le lieu du rendez-vous. De toute façon, ses amis ne tarderaient pas à prévoir un quart d'heure de battement pour ses futurs retards, comme certains GPS.

Savannah gloussa en réalisant qu'il s'agissait d'elle. Elle avait déjà un verre de trop dans son système.

Assise, la jeune Savannah regardait le mur blanc qui lui faisait face. On leur avait demandé de ne pas se présenter à plus de deux dans la chambre d’hôpital de sa petite sœur. Cette fois, c’était Kiara qui était allongée dans les draps blancs. Mais ce n’était pas encore son tour d’aller la voir. Le visage de Savannah n’exprimait pas la moindre expression. Comme figés, ses traits restaient tristement suspendus dans le temps et son regard s’était perdu dans le vide. Le vide. Voilà le mot qui aurait pu décrire ce qu’elle ressentait à ce moment précis. Ce n’était pas qu’elle ne ressentait rien. C’était plutôt qu’elle ne savait pas comment l’exprimer. Encore aurait-il fallu qu’elle parvienne à faire le tri dans le méli-mélo qui lui assaillait le crâne. Lana était morte. D’accord. Ça, elle était encore en train de l’accepter. Mais à présent, c’était son autre petite sœur, Kiara, qui avait attenté à sa vie. Peut-être que l’absence de sa jumelle lui était trop insupportable après tout ? Savannah avait lu quelque chose à ce sujet. Elle ne parvenait pas à comprendre ce lien si fort. C’était peut-être parce qu’elle s’était elle-même éloignée de sa famille. Lentement, mais sûrement. Savannah les aimait toujours ! Mais les choses étaient devenues compliquées. La jeune femme ne trouvait pas la force en elle de continuer à sourire à ses parents quand tout dans sa vie lui paraissait être une supercherie. Elle n’avait rien d’une Lewis-Butler : elle n’était pas faite pour la réussite, elle n’était pas aussi jolie et pétillante que ses quatre sœurs – « trois maintenant… » avait-elle réalisé, horrifiée, et elle était loin de posséder la même intelligence que celle de leur grand-frère. La jeune fille s’était plusieurs fois surprise à penser qu’elle avait sûrement été adoptée. Mais elle avait très vite réfuté cette hypothèse lorsqu’elle avait réalisé que celle-ci impliquait qu’ils avaient voulu d’elle. Ce dont elle doutait fortement aujourd’hui. Ses parents ne s’intéressaient qu’à ses frasques, elle le savait bien. Et dans le grand couloir aux odeurs d’aseptiques de l’hôpital, Savannah se sentait coupable. Coupable parce que, lorsqu’elle avait appris pour la tentative de sa sœur, elle s’était dit qu’une fois de plus, on la plaindrait tandis qu’elle, on s’en ficherait. Personne ne bat un suicide… Même si c’n’est qu’une tentative ! À peine était-elle arrivée dans l’établissement qu’elle s’était rendue compte du caractère abominable de sa pensée. Comment pouvait-elle être aussi égoïste dans un moment pareil ? Kiara… Plus qu’une pensée, c’était une plainte. Mais toujours aussi froide lorsqu’il s’agissait de montrer ses véritables émotions – sûrement parce qu’elle croyait que ça la rendrait faible aux yeux des autres, et que la faiblesse, chez les Lewis-Butler, on la détestait –, Savannah n’était pas parvenue à laisser passer le son dans sa gorge. Il n’avait jamais franchi le seuil de ses lèvres. Et ainsi, elle restait effroyablement seule dans son propre chagrin.

Lui demanda son grand-frère qui revenait tout juste du distributeur, quelques cafés dans les mains. La jeune fille fit signe « non » de la tête et se replongea dans son cocon intérieur. Cocon, ou plutôt prison. Leur grande sœur, qui d’ordinaire était plutôt gentille, avait du mal avec l’immaturité de Savannah. Mais aujourd’hui, sur les nerfs, elle laissa échapper une phrase qui resterait gravée dans la mémoire de la future styliste :

Ce n’étaient que quelques mots, prononcés sous l’effet d’une colère qui n’était même pas dirigée vers elle. Mais Savannah, parce qu’elle était encore plus fragile que d’ordinaire, elle, les crut. Sans un mot, elle s’était levée, avait foudroyé sa sœur du regard, puis avait pris la direction des toilettes. Là, dans une cabine individuelle, elle avait enfin laissé les larmes couler.

Alors ce soir-là, Savannah n’aurait jamais cru possible de prendre un verre avec Kiara quelques années plus tard, à New York  de surcroît. Et pourtant, c’était bien à elle que la styliste faisait face. Kiara venait de se lever pour lui faire la bise, et Savannah se crut un petit instant dans un rêve. Était-elle entrée dans une dimension parallèle sans y prêter attention ? Un monde alternatif où les membres de la famille Lewis-Butler l’aimaient autant qu’elle aurait voulu qu’ils le fassent ? «  Salut Sav' ! Assieds-toi je t'en prie ! » Sans la quitter d’un regard persistant, la jeune femme suivi les conseils de sa petite sœur. Ce qu’elle était belle ! Elle n’avait jamais changé, si ce n’est pour devenir plus jolie d’année en années. « Il me semble que tu aimes aussi le vin rouge. Je ne sais pas si tu connais celui-là, mais il est juste divin. » Savannah hocha la tête à l’affirmative avant de se demander comment elle pouvait bien connaître ses goûts en matière d’alcool. Elle suivait son compte Twitter après tout. Il n’aurait pas été étonnant qu’une photo d’elle avec le doux élixir dans la main ait pu se retrouver sur le réseau social. « J’adore ta tenue ! » lui confia soudain Kiara. Savannah avait momentanément oublié ce qu’elle portait. Elle baissa donc les yeux vers sa jupe et son petit haut griffé par un grand couturier local. C’est vrai qu’il est mignon ce haut… le complimenta-t-elle du regard. Puis, sans aucune méchanceté dans la voix, la jeune femme exposa un fait.

Décidément ! Elle n’aurait vraiment pas dû prendre ces deux derniers verres. Elle observa le serveur leur apporter la bouteille, sa sœur régler la note – Tant pis, la prochaine tournée sera pour moi… – et leur verser un verre à toutes les deux. Elle savait que c’était une erreur, mais elle en mourrait d’envie : Savannah attrapa le sien, le fit trinquer à celui de Kiara en la regardant droit dans les yeux et après un « Santé ! » sonore, le porta à ses lèvres déjà envieuses du liquide pourpre. Le silence se réinstalla et Savannah, même un peu saoule, comprit que ça devait être sa faute. Comme la fin du monde, la mort de Lana, la FAIM dans le monde, les attentats, toussa-toussa….

C’était un début, pas vrai ?

Elle la désigna d’abord, puis se désigna elle-même avec son index tendu et son verre de vin.

Il n’y avait vraiment qu’une Savannah bourrée pour faire ce genre de conclusion. Et jusqu’alors, lorsqu’elles étaient plus jeunes et vivaient encore sous le même toit, Kiara ne l’avait vue que déchirée et incapable d’aligner trois mots dans la même phrase.

La principale concernée se retourna vers sa meilleure amie pour voir si elle était sérieuse. Un large sourire s’étalait sur le visage de la jeune fille et Savannah ne sut dire si elle pensait ce qu’elle venait de dire. Dans le doute, elle termina son verre cul-sec. Le Whisky coula dans sa gorge et la fit gémir tant il la brûlait de l’intérieur. C’était peut-être ça finalement : sa propre méthode d’automutilation. Certains se scarifiaient, d’autres s’oubliaient dans l’alcool. Et comme ces derniers temps l’alcool était synonyme de fête pour Savannah, elle en avait conclu que c’était sûrement le moyen le plus agréable de se faire du mal. Sa meilleure amie l’observa se resservir un verre d’un œil sceptique. Le remarquer n’avait fait que mettre Savannah un peu plus en colère.

Ce n’était pas tant vers elle que sa colère était dirigée. Elle en voulait à tout le monde ces derniers temps. Depuis que Lana était morte, rien ne semblait plus tourner rond. Tout le monde était malheureux, complètement brisés par l’absence de la jolie brune. Quand Kiara avait décidé de la rejoindre, les choses avaient empiré. Comme si c'était possible. Il y avait bien quelques semaines maintenant que la brunette avait obtenu le droit de sortir de l'hôpital. Toute la famille Lewis-Butler était à son petit soin et cela faisait frémir de colère la jeune Savannah. Il n'en avait pas fallu beaucoup plus pour qu'elle la croit capable de faire ça dans le seul et unique but d'attirer l'attention sur elle. Maintenant que Lana est morte, elle peut enfin être au centre du ring ! Elle avait très vite regretté cette pensée. Mais la jeune fille blessée et perdue ne savait plus comment réagir. La colère était un bon début. Même s'il était difficile trouver la bonne cible sur laquelle la diriger. Mais comme sa meilleure amie n'en démordait pas, Savannah attrapa la bouteille et partit la fuir dans une autre pièce. Là-bas, elle tomba nez-à-nez avec un jeune homme qu'elle connaissait bien. Il prenait régulièrement part à leurs soirées mais s'illustrait pour son respect des filles. C'était un tombeur, mais un gentil. Contrairement à d'autres. Il lui prit la bouteille des mains pour en prendre une gorgée avant de la lui rendre. Son large sourire digne des plus grandes publicités lui fit instantanément oublier sa colère et elle le rejoignit pour danser sur une musique de fête. Jamais elle ne se serait doutée de ce qui était sur le point de se produire.

« J'y ai pensé... Mais imagine la tête des parents s'ils savaient que leur fille crapahute dans des endroits du monde où personne ne veut mettre les pieds... » Savannah cligna des yeux plusieurs fois, désarçonnée par les mots de sa cadette. Ce que la brunette qui lui faisait face ne semblait pas voir, c'est que contrairement aux regards déçus qu'ils auraient jeté à Savannah, leurs parents auraient sûrement accueilli le rêve de Kiara avec fierté. La petite dernière rêvait d'aventure. Elle était prête à se mettre en danger pour faire connaître la vérité au monde entier ! Tu peux pas en dire autant, pas vrai ? Semblaient lui crier les yeux couleur noisette de sa très jolie sœur. Il n'en était rien, mais Savannah voyait rouge sans pouvoir se contrôler. « Même si ça m'a l'air intéressant, je ne veux pas qu'ils se fassent du soucis sans arrêt. » Bah oui, pauvre parents, bouhouhou ! ironisa-t-elle pour elle-même en faisant tournoyer le reste de vin qu'il restait dans son verre. Elle le porta finalement à ses lèvres et engloutit une nouvelle gorgée du liquide alcoolisé. Elle n'était pas sûre que cela aide véritablement, mais à cet instant précis, elle se sentit déjà plus détendue. « Mais ça tu le sais déjà... Et en parlant de photos, l'appareil que tu m'as offert à Noël est juste génial ! Merci beaucoup encore ! » Oh ! Ça ? C'est rien... avait-elle envie de lui répondre, désinvolte. Mais sa seule présence prouvait qu'elle voulait faire des efforts. Kiara la remerciait de son cadeau. Elle n'était sûrement plus la petite sœur agaçante qu'elle avait été auparavant. Les gens changeaient souvent pour le meilleur avec l'âge. Tous, sauf Savannah. Celle-ci se força un peu à sourire pour lui dire que ce n'était rien. Elle s'était creusée la tête pendant des heures avant de trouver cette idée. Un ami photographe lui avait assuré que ce modèle ferait plaisir au plus grand amateur de photographie. Le sourire de la styliste s'étira sur ses lèvres lorsqu'elle se rappela ce que Kiara lui avait acheté. Des Louboutins... Elle passa rapidement en revue quelques tenues avec lesquelles la paire de chaussure serait parfaite et réalisa vite qu'elle ne les avait pas encore portées. Peut-être parce que ça aurait été accepter sa sœur. Et elle n'était pas encore prête à l'époque...

Non seulement elle avait un peu enrobé la vérité, mais en plus de cela, elle venait de préciser brutalement qu'elle ne les portait pas en ce moment même. Autant lui éviter de se baisser pour rien. C'était l'alcool qui la faisait parler un peu trop... Le silence s'était alors installé sur leur table, comme provoqué par le flux de paroles de Savannah. Elles se regardèrent un instant dans le blanc des yeux et ce fut ce moment que la brunette choisit pour confronter Kiara. Pourquoi se mentir de toute façon ? Cette soirée n'était pas une simple visite de courtoisie. Elles n'avaient jamais été les sœurs les plus proches au monde. Kiara et elle n'étaient pas ici pour boire un verre entre bonnes copines ! Elles étaient ici pour essayer de faire amende honorable sur le passé et ainsi tenter d'aller de l'avant. Tout un programme. Il n'y avait pas de temps à perdre ! Mais il était vrai que Savannah aurait pu enfiler des gants... « Je pense que ce que tu dis est faux... » Savannah croisa les bras et se renfrogna au fond de son booth. Comme par hasard ! Elle avait faux sur toute la ligne, comme sur tous les autres sujets de toute façon. Pas vrai ? « En fait, c'est juste que je ne te l'ai jamais montré... Je ne te trouve pas nulle du tout Sav... » Qu'est-ce que tu viens de dire là ? semblait lui demander le regard de Savannah. « Non non... Je t'admire même... Tu as des qualités bien à toi tu sais ! J'aime ton goût des belles choses par exemple. » La brunette dut en poser son verre sur la table tellement elle était choquée. Non. Elle ne savait pas. Et le pire restait encore à venir. Kiara lui confia même qu'elle et Lana l'aimaient depuis toujours, elles n'avaient juste pas su comment le montrer à l'époque. C'était le monde à l'envers. Ce verre de vin était-il la clef d'entrée à une dimension parallèle ? Savannah n'en croyait pas ses oreilles. Elle regarda la jeune fille lui servir un nouveau verre de vin. L'espace d'un instant, elle se sentait comme la jeune Savannah : aussi désabusée et fragile qu'auparavant. Et parce qu'elle ne connaissait pas d'autre moyen de réagir, la jeune femme se mit à rire. Tu m'as presque eu là !

Comprit-elle soudain en voyant le regard surpris de sa sœur posé sur elle. C'est quoi ce délire ? Savannah avait l'impression de faire un rêve. Elle allait bientôt se réveiller dans un monde où Kiara la détestait, comme toute sa famille d'ailleurs. Doucement, mais aux yeux de tous, Savannah vint se pincer. L'alcool n'aidait pas à garder les esprits clairs. Elle avait quelques verres de plus que sa sœur dans le sang.

Ses yeux se remplirent de larmes mais elle parvint à les contenir. C'était trop beau ! Elle s'attendait à ce qu'un piano lui tombe sur la tête à tout moment ! C'était bien trop irréel !

Étrangement, Savannah ne l'attaquait pas. Au contraire, elle était au bord des larmes et sa voix tremblait d'émotion. C'est impossible, je vais me réveiller. se répétait-elle.

Savannah se leva brusquement et se prit le plafonnier qui éclairait leur table. Elle se rassit aussitôt en grimaçant de douleur. La main plaquée sur son crâne, Savannah regarda sa sœur, encore sonnée. La douleur qu'elle ressentait lui confirmait une chose : elle ne rêvait pas.

Cette fois, sa voix sonnait bien plus comme un reproche.

La jeune fille regarda son père droit dans les yeux. C'est tout en elle qui voulait hurler. Elle voulait lui crier qu'il ne la connaissait pas. Que ses parents ignoraient qui Savannah Lewis-Butler était, et qu'elle ne les laisserait jamais remédier à cela. C'était trop tard. Ils avaient raté le coche. Ce n'était pas maintenant qu'il fallait s'inquiéter de l'avenir de leur fille. Pas maintenant qu'elle avait terminé le lycée. Aujourd'hui, tout ce que la brunette désirait, c'était s'échapper. S'enfuir dans une autre ville, et tout recommencer. Sa vision de la vie était peut-être enfantine. Mais Savannah ne voyait pas comment rater sa vie. Pas cette fois ! Elle voulait se donner une nouvelle chance. Et ce n'était pas l'avis de son père qui allait faire pencher la balance.

Elle cherchait à l'énerver. Monsieur Lewis-Butler détestait qu'on l'appelle ainsi et la brunette avait fait mouche. Il avait tout de suite vu rouge.

Elle ne voulait plus l'entendre. Savannah avait envie de se boucher les oreilles et de chanter « lalalaaa ». Au lieu de cela, elle avait quitté la pièce, faisant claquer la porte derrière elle. Cette dernière se rouvrit sous l'action du père qui ne tarda pas à suivre sa fille.

On y était. Au cœur même du problème. Elle ne croyait pas un traître mot du discours de ses parents. Pour elle, si son père l'agressait dès que les autres avaient le dos tourné, c'était avant tout pour lui rappeler qu'elle n'était qu'une moins que rien. Un déchet dans cette famille d'intellectuels, d'artistes et de génie à l'état pur. Elle était bien trop jeune pour comprendre les motivations de son père. Il ne cherchait qu'à la motiver, à la pousser vers la réussite. Mais dans sa tête, les encouragements sonnaient davantage comme des reproches.

Son visage se figea et ses yeux transpercèrent Savannah de part en parts. Il comprendrait plus tard la réaction de sa fille. Mais sur le moment, la colère fut telle qu'elle l'aveugla. Tellement qu'il ne réalisa pas la portée de ses mots: « Tu veux bien cesser d'être stupide Savannah ? ». Encore aujourd'hui, cette phrase tournait en boucle comme un disque rayé dans son vieux poste de musique.

Savannah avait pris sa valise et était sortie dans la nuit pour monter dans le taxi qui l'attendait.  Les au-revoir avaient eu lieu quelques heures auparavant, mais son père avait décidé de lui tendre un piège à la dernière minute. En réalité, il ne s'agissait de rien d'autre que de l'ultime tentative d'un père effrayé pour l'avenir de son enfant.

Elle n'en croyait pas ses oreilles. Sa tête tournait et elle ne parvenait presque plus à voir devant elle tant les larmes lui montaient aux yeux. La Savannah sobre se serait insultée : Mais putain ! Pleure pas, biatch ! Elle 'doit pas savoir c'que tu penses ! T'es faible !. Mais son moi « qui-ai-bu-quasiment-une-bouteille-de-vin-à-moi-toute-seule » ne voulait pas coopérer. Les gouttes salées embuaient déjà les yeux marrons de la jeune femme. C'était trop tard pour faire marche-arrière. « Comment veux-tu que je te déteste Sav' ? » Parce qu'elle voulait en plus qu'on lui donne des raisons ? N'étaient-elles pas suffisamment évidentes ? Il fallait en plus que Savannah lui dresse une liste non-exhaustive de ses pires défauts ? La jeune femme pleurait déjà bien assez comme ça, et de toute façon, elle n'aurait pas eu assez de toute une vie pour le faire. « je venais dans ta chambre te piquer ton chemisier noir que j'affectionnais tant ... » J'm'en doutais ! Jamais il ne lui était venu à l'esprit que sa petite sœur puisse tout simplement aimer son chemisier. Pour la jeune styliste en devenir, Kiara cherchait simplement à montrer qu'elle pouvait s'approprier sa vie en un seul claquement de doigts. Ses deux cadettes lui avaient déjà volé l'attention de sa famille. Alors, s'attaquer à la penderie de Savannah n'était finalement que la suite logique à cette gigantesque fraude... « Et puis les fringues trop cools, elles étaient dans ton armoire en plus pas dans la leur... » La jeune femme avait payé son bon goût très cher : par des années de misère et d’apitoiement. Elle avait bien envie de le lui faire savoir. Mais à quoi bon ? Kiara n'avait l'air de comprendre. Encore une fois, c'était sûrement sa faute : Savannah ne parvenait tout bonnement pas à se faire entendre. Elle n'était qu'une moins que rien ! Et Kiara ignorait volontairement ce fait. Ça devait fonctionner « comme ça entre frères et sœurs »...   Crois moi, tu n'as rien à m'envier. » Oh ! Pitié ! Elle était belle, intelligente, et vivait de sa passion. Qu'est-ce qui pouvait bien manquer à un tableau aussi chaleureux ? L'amour peut être ? D'après ses récents émois, Savannah pouvait dire que si tel était ce que pensait Kiara, elle se trompait. Pour une fois ! L'amour ne faisait qu'apporter son lot – très gros lot – de malheur et de peine. Rien d'autre. C'est drôle cette aptitude de l'humain à se dérober face à la douleur de son prochain ! La brunette haussa un sourcil lorsqu'elle entendit sa petite sœur se lancer dans une tirade aussi interminable que gênante. Savannah ne se sentait pas à l'aise parce qu'elle culpabilisait de ne pas interrompre Kiara pour la détromper. Elle s'enfonçait pourtant si profondément dans le faux. C'était peut-être ça, sa plus grande force : vivre dans un monde de Bisounours...

Elle voulait changer de sujet à tout prix et dans un état tel que le sien, c'était tout ce qui était sorti de son cerveau embué par les larmes et la frustration. Savannah ne parlait jamais de son père, sa plus grande cicatrice. Il était sans doute celui à qui la jeune femme en voulait le plus. Son désintérêt, ou tout du moins l'impression qu'elle avait d'un manque d'attention de sa part, était la chose qui la rongeait encore le plus aujourd'hui.

Elle avait prononcé le dernier mot avec plus d'animosité qu'elle ne l'aurait voulu. Saleté de vin ! Si ces derniers n'avaient pas cherché à prendre de nouvelles, Savannah ne leur avait pas non plus tendu la main.

Chuchota la jeune Savannah au porte-manteaux. Elle tentait d'être discrète ! Mais c'était la première fois qu'elle rentrait saoul et elle ne connaissait pas encore la maison par cœur. Pas dans cet été. Damn it! La lumière éteinte, la jeune fille retira son écharpe avec des gestes beaucoup trop amples. Elle emporta un vase dans la foulée qui termina sa course en dizaines de petits morceaux sur le sol de la maison familiale.

Savannah se mit à pouffer de rire tout en essayant de s'agenouiller sans trop remonter sa robe. La jeune femme se mit à la recherche des morceaux de verre. Mais dans son état, elle ne parvint pas à éviter l'inévitable et se coupa légèrement le bout de l'index. Il était pas rouge le va... ah ! Mais non, je saigne ! La jeune femme gloussa de nouveau en se tapant la tête de la paume de la main, l'air de dire « j'suis bête! ». Elle laissa une petite trace rouge sur son front mais n'eut pas le temps de s'en inquiéter. La voix de sa mère s'élevait dors-et-déjà dans le hall d'entrée.

Le regard de sa mère s'attendrit quelque peu en voyant la jeune fille s'affairer à ramasser les morceaux comme pour les lui cacher. Elle s'approcha et s'agenouilla auprès de Savannah pour se mettre à l'œuvre.

Mme Lewis-Butler aida sa fille à se relever et délaissa le tas de verre sur le sol. Elle le ramasserait quand sa fille serait allongée dans son lit.

Et sans même réfléchir, Savannah reprit son petit air enfantin et innocent. Sa mère richonna à son tour en frottant son front pour effacer toute trace de sang.

Elle riait, sans méchanceté, aucune. Dans sa voix, il n'y avait rien d'autre que de l'amour.

Mais c'était faux. Quelques semaines plus tard, Lana était tuée dans une bijouterie.

La Terre avait sûrement pivoté sur son axe, parce que jamais, ô grand jamais, Savannah n'aurait pensé que Kiara puisse l'admirer. En tout cas, pas dans cette dimension. Dans une réalité alternative où elle aurait été la fille parfaite qu'elle prétendait être, peut-être... Et encore ! La brunette voulait à tout prix changer de sujet. Et tout ce qu'elle avait trouvé, c'était le restant de sa famille. Kiara, famille, maman ! Son raisonnement n'était pas très poussé. Mais avec autant de vin et si peu de nourriture dans l'estomac, c'était tout ce dont elle était capable. C'était une véritable petite prouesse quand on y réfléchissait ! Au moins, elle était parvenue à virer de bord et à ne pas s'éterniser sur un sujet qui l'aurait poussée à noyer le restant de la clientèle dans ses larmes. Yeeeah girl! Cette petite victoire l'encouragea à sécher ses larmes. Avec un peu de chance – et beaucoup d'alcool – elle ne se souviendrait plus de leur conversation et tout rentrerait dans l'ordre. Commencer à guérir faisait bien trop mal ! Elle préférait vivre avec des plaies ouvertes. Tant que personne ne jette du sel dessus ! Elle s'en sortirait. « Elle est malade... » La styliste écarquilla les yeux. Moi ? J'suis pas malade ! J'bois des vitamines jaunes tous les matins ! J'fais... j'fais du blogging aussi ! J'suis sportive, tu crois quoi ! À ce stade, elle devait s'estimer heureuse de ne pas avoir mélanger ses mots à l'oral. L'alcool venait de la frapper comme un train sur les railles. C'était monté d'un coup, d'un seul ! Ou peut-être pas. Peut-être qu'elle ne l'avait pas vu venir, qu'elle avait déjà oublié les premiers symptômes ? Savannah résista à l'envie de se frotter les mains d'un air malfaisant : si tel était le cas, au moins, elle était certaine de ne se rappeler de rien le lendemain matin! « Elle ne sort pas de son lit ces derniers temps... Elle est fiévreuse et faible... » Mais qu'est-ce qu'elle m'raconte ! J'suis pas dans mon... dans son lit ! « Papa s'en occupe beaucoup... » Maman ? Quelques secondes supplémentaires furent nécessaires à Savannah pour qu'elle se rappelle des raisons pour lesquelles le sujet était abordé. Et encore quelques autres pour comprendre ce qu'elle venait de dire. Sa mère était malade. Savannah reprit soudainement un air sérieux, comprenant d'une manière ou d'une autre la gravité de la situation. Mais Kiara explosa de rire. Sans doute une rire nerveux. Sans doute l'alcool l'avait-il poussée un peu. Mais la brunette ne tarda pas à suivre dans un fou-rire. Kiara lui donna ensuite des nouvelles de tout le monde. Si tout le monde va bien, ça va bien ! Elle n'était pas trop sûre de vouloir se rappeler de leur arrivée à New York. Alors elle choisit tout simplement d'ignorer cette information, en espérant qu'elle l'aurait oublié le lendemain.

Les yeux de Savannah s'arrondirent tant c'était nul de dire « coolos ». Son rire s'éleva de nouveau dans le bar, incontrôlable. « Je crois que le vin est alcoolisé... » Nouvel hilarité.

Et elle se mit à rire à nouveau.

Laisser le passé au passé. C'était une chose que Savannah n'était jamais parvenu à faire. Autrement, la jeune femme aurait peut-être été capable d'aller de l'avant. Mais l'inconnu faisait peur. Il était bien plus simple de s'accrocher à la douleur. Elle était formative, elle vous apprenait une leçon, vous avertissait du danger. Mais Savannah ne connaissait que trop bien ce sentiment. Elle ne voyait plus les avertissements et fonçait droit dans le mur. La jeune femme buvait de plus en plus, ce qui ne devait pas l'aider. Son cas semblait s'aggraver chaque jour. T'es vraiment une cause perdue chérie ! se dit-elle en avalant une longue gorgée. Kiara, au moins aussi saoule qu'elle venait de parler d'alcoolisme du vin. Savannah avait éclaté de rire, imaginant très bien la bouteille se faire pousser des bras pour se remplir d'une de ses bonnes copines. Une bouteille de vin alcoolique ! Elle se tourna vers la clientèle, l'air de dire : quoi ? ça ne fait rire personne ? [/i]Elle boit... la bouteille ![/i] Mais elle ne pouvait pas battre la championne en titre à son propre jeu. C'est alors que l'information lui échappa. Ça lui fit l'effet d'un pansement qu'on aurait arraché d'un coup sec. Sur le coup, ça avait fait très mal. Elle avait ouvert des yeux ronds. Puis, la douleur s'en était allée, et elle s'était mise à rire de sa propre peine. Ça faisait un bien fou d'en rire ! Mais elle n'aurait jamais pensé le faire avec sa petite sœur. Car c'était bien la voix de Kiara qui lui répondit, et point celle d'Hally, sa plus grande supportrice. « Tu sais quoi ? Il ne te mérite pas, voilà tout. Il ne se rend pas compte de ce qu'il va louper. » Savannah leva son verre, comme pour trinquer à ce qu'elle venait de dire. Ouais ! Il me mérite pas ce mec ! Carrément ! songea-t-elle, un large sourire aux lèvres. Et pour une fois, elle y croyait. Était-ce parce que ces mots provenaient de la bouche de sa sœur ? Une autre gorgée de vin lui fit oublier sa surprise. Le monde tournait déjà autour d'elle. Le bar se trouvait-il sur un bateau ? Parce qu'il tanguait quand même vachement ! « T'es drôle, » – Carrément ! – « sexy et canon » – C'est clair ! – « et tu t'habilles bien et t'as de l'assurance... » – Mais t'as trop raison ! confirma-t-elle d'un mouvement de la tête ou de la main. « Peut-être pas là tout de suite, mais il existe quelqu'un dans ce pays voire même dans cette ville qui sera fait pour toi. » Savannah éclata de rire, peut-être un peu trop bruyamment pour les autres clients, puisque l'un d'entre eux se retourna vers leur booth d'un air réprobateur. Mais elle s'en foutait bien !

Cette idée l'amusait. Mais elle tentait tout de même de réfléchir à son homme idéal. Curieusement, ce n'était pas à Adam qu'elle songeait. Bien sûr, il s'en rapprochait et possédait bon nombre de qualités qu'on prêtait à l'homme parfait, mais non. Un autre visage lui revenait en mémoire... Ce mec, elle en était tombée amoureuse au lycée. Lorsqu'elle était devenue populaire, la brunette avait eu la chance de s'en rapprocher. Il était un de ces beaux mecs du bahut que personne ne croyait pouvoir approcher. Mais Savannah avait finalement couché avec lui. Le lendemain, elle s'était sauvée sans demander son reste. Car à son réveille, une fille lui avait expliqué, choquée, qu'il avait couché avec elle pour pouvoir se rapprocher de sa sœur... Kiara. Son cœur ne s'en était toujours pas remis.

Et une fois de plus, elle éclata de rire. Que faire de plus ? Cette histoire appartenait au passé. Et ce n'était pas un peu de vin qui allait le faire remonter à la surface ! Elle l'oubliait ! Elle l'avait oublié. Elle ne savait plus... Sa petite sœur commanda deux Tequilas, ce qui raccrocha Savannah dans le moment présent. La jeune femme cria un : « Ouiiiiii !!!!!! » approbateur.

Elle ne savait pas comment on disait ça, mais quelle importance ? Elle avait arrêtée de s'intéresser à la vie amoureuse de Kiara après qu'elle se soit séparée de Maxence. C'était le meilleur ami de Kiara. Et à l'époque, elle devait bien l'avouer aujourd'hui, Savannah l'appréciait énormément. Il rendait sa sœur heureuse. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir. Et quoi qu'elle ait pu en dire, la styliste avait toujours voulu voir sa sœur nager dans une piscine de bonheur.