Cette conversation commençait clairement à dégouliner de mignonnerie. Mais Savannah était bien trop saoule pour le remarquer. Ses jambes étalées sur celles de Blake, elle commençait à poser des questions qui mettaient à mal leur règlement. Ce dernier ne comportait pourtant qu'une seule et unique règle : laisser sa vie personnelle à la porte du bar. En clair ? Ils n'étaient pas censés parler des choses qui pouvaient fâcher. Tout ce qu'ils avaient le droit de faire, c'était s'amuser, boire, draguer qui bon leur semblaient – enfin surtout elle, danser, crier, bref : faire la fête comme deux personnes à qui la vie avait tout épargné. Les deux jeunes gens étaient parvenus à créer une sorte de bulle qui risquait à tout moment d'éclater. Et cette soirée était clairement l'aiguille métaphorique qui risquait de faire tout péter ! Fort heureusement pour eux, ils ne seraient sûrement pas en état de se souvenir de quoi que ce soit. Car, comme toujours dans leurs soirées, l'alcool coulait à flot. Et s'il déliait les langues, il avait aussi le pouvoir d'engourdir le cerveau et plus particulièrement une de ses fonctions les plus précieuses : la mémoire. Mais ce soir, tout était différent. Ils étaient allés beaucoup plus loin que d'habitude. C'était Blake qui avait lancé les hostilités en lui posant une question qui faisait entorse au règlement. Savannah avait détourné la conversation, mais sans s'en rendre compte, elle s'était embarquée dans un cercle vicieux en l'invitant dans ce club  très fermé. Il se passait là bien des choses qui devaient titiller son âme de policier. Elle prenait peut-être trop de risque en le faisant entrer ici, mais elle n'était pas en état de choisir. Finalement, elle ne l'avait pas été depuis longtemps... Blake ignora totalement la remarque qu'elle avait fait sur le divorce et sur son couple qui le faisait visiblement boire. Au lieu de cela, il ne réagit uniquement qu'à sa remarque sur les grosses poitrines : « Mais ils sont beaux tes petits seins, pourquoi tu fais un complexe là dessus ? Faut pas de comparer à ces meufs qui passent sur le billard, elles sont pas naturelles et ça se voit qu'elles sont en toc ! » Savannah se mit une nouvelle fois à pouffer de rire. Dans son état, son imagination lui jouait de drôles de tours et elle pouvait imaginer Blake avec des faux seins, des lèvres gonflées comme s'il s'était fait piqué par une dizaine d'abeilles et les traits tirés comme s'il n'avait jamais atterri de son saut en parachute. Autant dire que l'image était hilarante ! Blake en profita pour lui piquer la bouteille des mains et boire un peu davantage. « Faut pas dire ça, parce que t'es super douée pour les effets d'optici.cique » Ah ! Il est dur à dire ce mot hein ?! Elle était très contente de voir qu'elle n'était pas la seule à avoir des problèmes à le prononcer correctement. « … et toi t'es pas en toc ma petite Savannah ! … mais j'te jure que tu l'es, faut vraiment être bête pour pas vouloir coucher avec toi. Et moi j'suis le roi des abrutis parce que j'suis fidèle à un souvenir, un putain de souvenir, mais putain c'que jl'aime ce souvenir..."  » Savannah pencha la tête en arrière, observant la cloison qui délimitait la pièce. Elle n'était pas du même avis, alors à quoi bon tergiverser ? Il avait l'air sincère... Enfin, aussi sincère qu'on pouvait l'être avec autant de verres dans le sang ! Un liquide froid lui coula sur les jambes et la première chose qui lui vint en tête, c'était qu'il pleuvait :

L'avertit-elle avec son air le plus sérieux, sincèrement concernée par l'état de la toiture. Elle remarqua son geste et l'entendit ensuite lui demander de ne pas bouger : « Oh ! merde ! Attends... » Il lui tendit la bouteille et Savannah ne se fit pas prier pour la récupérer. C'est en prenant une gorgée, elle aussi, qu'elle comprit qu'il ne pleuvait pas. Elle aussi avait quelques difficultés à boire sans en renverser. Le surplus se répandit sur son tee-shirt, le rendant transparent là où les lignes de sa marinières n'étaient pas bleues. Merde, il va puer... Elle sentit d'abord la main du jeune homme caresser sa jambe pour essuyer l'alcool qu'il venait de baver. Puis, ce fut le tour de son tee-shirt de venir éponger les dégâts. « Bouge pas Savachou, j'vais t'enlever ça. » Elle ne releva même pas le Savachou. Et c'était peut-être aussi bien comme ça. Autrement, elle aurait imaginé tout un tas de scénarios qui, au final, n'auraient fait que creuser le trou qui avait été laissé là après que son cœur ait été arraché de sa poitrine quelques années plus tôt.

Elle était presque sûre de parvenir à se traîner jusqu'à chez elle. Mais une fois là-bas, ce serait douche et canapé. Elle finirait sûrement la soirée dessus, un verre d'alcool posé sur la table basse de son salon. Autant le faire en bonne compagnie !

Dans sa tête, cette phrase avait un sens. Mais seulement dans sa tête.

En fait non, il ne pleuvait pas. Ce n'était que Blake qui renversait de l'alcool sur elle. La jeune femme comprit qu'elle n'échapperait pas à la douche avant de pouvoir fermer les yeux et s'endormir tranquillement emmitouflée dans les draps de son lit. Et elle n'avait pas très envie de se coucher ici. Même si c'était avec ses jambes posées sur celles de son ami, elle n'était pas sûre de se réveiller dans ce même salon si elle passait la nuit dans ce club. Le brunette connaissait assez bien les lieux pour ne pas commettre cette erreur. Elle s'était jurée de ne plus la commettre où que ce soit. Et même saoule, elle se rappelait de son unique règle. Coucher un peu n'importe où avec un peu n'importe qui ? Ok. Mais seulement si elle le voulait. Avec ses propres termes, et non pas ceux des autres. « Moi aussi j'suis collant. » Quoi ? Mais non ! T'es pas trop collant ! T'es adorable et t'es loin d'être un stalker ! Toujours aussi bourrée, elle ne comprenait pas la moitié de ce que pouvait lui dire Blake. Elle se contentait de le traduire dans son langage de saoule. « T'as raison on va rentrer avant de finir tout collant. On va partager le même taxi hein parce que j'suis pas sur qu'on arrivera déjà à en trouver un qui voudra nous prendre vu qu'on pue l'alcool et qu'on colle. On pourrait bien prendre une douche dehors si ça se trouve... » Ahhhhhhhhhh... Elle comprenait enfin. Acquiesçant de la tête, Savannah se mit à rire pour elle-même. Dans son esprit, un charmant tableau venait de se peindre tout seul : elle pouvait les voir, lui et elle, collés l'un à l'autre comme si on les avait aspergés d'une demie-tonne de glue puis poussés l'un contre l'autre. Les deux siamois avaient alors du mal à marcher sur le trottoir qui les menaient jusqu'à son appartement. Autant dire que c'était hilarant. Encore plus lorsqu'on avait trop bu. Elle fut décontenancée par Blake qui n'arrivait pas à se redresser. La faute aux deux jambons qui lui servaient de jambes. Blake les vira d'ailleurs avec force, ce qui la fit éclater de rire. « Allez on y va ma belle ! » Savannah bondit sur ses jambes avant de retomber aussi sec sur le canapé. Elle y était allée un peu trop vite. Sa tête la lançait terriblement et la styliste n'était plus très sûre de savoir différencier le plafond du sol. Allez meuf, c'est toi qui commande ! se gronda-t-elle sans piper mot. Elle prit son élan, ferma les yeux pour ne pas perdre l'équilibre et se redressa en profitant de ses dernières forces. Une fois dressée sur ses deux échasses, Savannah ouvrit les yeux, équilibra son corps comme elle le pouvait et se mit en quête de ses vêtements. Son short retrouvée, elle mit ses deux pieds dans les trous appropriés et remonta le bout de tissu jusqu'à sa taille. Il ne lui restait plus que ses deux chaussures à talon. Mais c'était sans doute le plus difficile. D'autant plus qu'elle ne pouvait pas s'asseoir pour se chausser. Autrement, elle ne se relèverait pas. Elle le savait pertinemment ! Prenant son courage à deux mains, Savannah se pencha en avant, profitant de sa souplesse décuplée par les effets relaxant de l'alcool et ses nombreuses heures de pratique du yoga. Vite, vite ! Elle avait l'impression de courir un marathon contre les aiguilles d'une montre. Si elle ne parvenait pas très vite à remettre ses chaussures à ses pieds, elle allait tomber lamentablement. Bam ! Tu déglingues meuf ! Elle venait d'y parvenir. Et à cette heure-ci, elle prendrait la moindre petite réussite comme un énorme succès ! Mais dans cet élan de joie, Savannah se laissa tomber sur le canapé, ravie. Grosse erreur, puisqu'elle n'avait plus la force de se relever toute seule. Heureusement, Sir Blake accouru à son aide sur son fidèle destrier complètement déchiré. En d'autres termes, il lui tendit la main pour l'aider à se redresser. Mais la première fois ne fut pas la bonne : Savannah tira tant et si bien qu'elle l'attira contre lui et lui fit perdre son équilibre déjà précaire. Un éclat de rire plus tard, Savannah poussa Blake pour l'aider à se relever et profita de son élan pour se rattraper à lui et être attiré sur le sol à son tour. Ils pouvaient enfin courir jusqu'à la sortie... ou plutôt errer en essayant de la retrouver. Fort heureusement, un vigile leur montra le chemin. L'air était frais et avait au moins le mérite de réveiller un peu la jeune femme. Mais ce n'était pas son short très court qui allait la protéger du vent. Parce qu'il fallait bien l'avouer, la ville de New York était définitivement venteuse. « TAXI !!! » Savannah sourit et se garda bien de lui dire qu'elle habitait seulement à l'autre bout du parc. De toute façon, elle n'avait pas envie de marcher. Et encore moins de traverser l'étendue verte qui, à cette heure-ci, n'était pas des plus recommandables. Un homme s'arrêta dans son véhicule jaune et Savannah eut la drôle d'impression de voir un poussin baigner dans son jaune d’œuf. Bwaaaah ! s'exclama-t-elle intérieurement, dégoûtée. Mais elle ne pouvait pas marcher, n'en avait encore moins l'envie ! À contre-cœur, elle suivit Blake dans le véhicule et donna son adresse en criant à moitié. Après seulement cinq petites minutes de trajet plus tard, le conducteur leur indiqua qu'ils étaient arrivés. Savannah laissa un généreux pourboire – plus parce qu'elle était incapable de compter que par grande générosité – et tira Blake dehors.

Elle sortit ses clefs et, après quatre essais, parvint à saisir le code de son immeuble. La brunette attrapa la main de Blake pour ne pas lui laisser le choix et le fourra dans l'ascenseur avant d'y entrer à son tour. Elle tapa sur trois numéros différents, ne sachant plus à quel étage elle vivait et attendit que les portes se referment. Finalement, elle ne voulait juste pas passer cette fin de soirée toute seule. Elle était encore trop consciente à son goût, et Savannah savait que ça ne voulait dire qu'une seule et unique chose : elle risquait de s’apitoyer sur son sort si elle était toute seule. Et leurs soirées étaient justement faites pour éviter cela !

S'exclama-t-elle soudain alors que les portes étaient en train de se refermer. Savannah avança son bras pour les empêcher de se sceller et se fit un peu mal. Il faut dire qu'elle était un peu douillette dans l'âme.

Et elle se mit à secouer son bras pour se soulager. Ce ne fit que le parfait opposé de l'effet escompté. Elle se mordilla la lèvre pour s'empêcher de crier qu'elle avait mal et s'approcha de sa porte d'entrée en portant son bras en écharpe.

Un crocodile en vadrouille. Un Rottweiler enragé. Voilà ce que cet ascenseur était ! Il venait de lui pincer le bras, et la jeune femme n’avait pas réussi à retenir un petit cri de surprise. Et parce qu’elle était douillette, Savannah fit passer cette surprise pour de la douleur. Il lui en fallait peu, et l’objet mécanique lui avait fourni la parfaite occasion de se faire plaindre. Cependant, ils étaient tous les deux saouls et n’étaient pas enclin à plaindre qui que ce soit. La seule parcelle de compassion qui sembla émaner du jeune homme qui l’accompagnait fut qu’il lui demanda si le crocodile à grandes dents – et donc l’ascenseur – l’avait mordue. La jeune femme fit la moue, ouvrit grand ses yeux quasi larmoyants et secoua la tête de haut en bas. Oui, il l’avait mordue, et oui, il lui avait fait mal. Ce fut d’ailleurs la seule raison qui la poussa à regretter d’être bourrée ce soir-là. Car sans alcool dans le sang, la styliste aurait tout à fait été capable de gravir les escaliers, et ainsi s’épargner une « quadruple fracture du poignet retourné ». Bien sûr, elle en rajoutait un peu. Mais c’était son côté drama queen qui refaisait surface, et ce, particulièrement quand elle était pompette. Handicapée, la brunette fit de son mieux pour attraper les clefs de son appartement et enfourna le trousseau dans la serrure. En effet, elle ne parvint pas tout de suite à trouver la bonne clef et dut se résoudre à toutes les essayer. Enfin, elle put crier victoire et tourna la poignée pour ouvrir la porte. Avec ses mésaventures, la brunette n'avait pas vu le regard noir qu'avait adressé Blake à l'alligator de métal et d'engrenages. Cela l'aurait sans doute fait beaucoup rire. La jeune femme proposa au policier de prendre un autre verre avec elle. Mais le jeune homme répondit qu'il avait d'abord besoin d'aller aux toilettes. Lorsqu'il le dit, ce fut comme s'il avait déclenché un mécanisme étrange dans la tête de la jeune femme : elle aussi ! Elle avait besoin d'aller faire pipi. C'était donc ça le mal de ventre qui lui tordait les entrailles ? Un tout petit peu plus bas ? Oui, là, vers la vessie ? Preum's! avait-elle envie de hurler. Mais ses lèvres refusèrent de s'ouvrir pour laisser passer le son. Elle était fatiguée, c'était clair et net. « Mais tu loues tout l'étage ou quoi ? » lui demanda-t-il soudain. Était-ce une manière comme une autre de la distraire pour se faufiler aux toilettes en premier ? On m'la fait pas à moi ! Laissant le regard de Blake répondre à sa propre question, Savannah ferma la porte derrière eux – un peu trop fort – et tenta d'accrocher son sac à main au porte-manteaux. Elle manqua le portant de quelques centimètres et la lanière tomba fatalement sur le sol, avec le reste du sac de marque. Savannah ne le remarqua pas mais eut tout de même la jugeote de fermer la porte à clef. Elle savait quelle clef utiliser maintenant.

Bien sûr, elle voulait dire « séparément », chacun sur ses propres toilettes ! C'était l'avantage de s'être trouvé un si grand appartements : deux salles de bain et une vue sublime sur Central Park.

Elle lui attrapa la main, une fois de plus, parce qu'il avait l'air un peu perdu dans ce grand appartement, et le traîna jusqu'à sa propre salle de bain. Pour y entrer, il fallait passer par sa chambre. Et dans sa chambre se trouvaient encore quelques unes des tenues qu'elle avait essayé le matin-même. Ça et quelques soutiens-gorges. Mais de un, elle n'était plus à cela près ; et de deux, elle ne s'en rappelait plus. Au moins, elle avait eu le tact de ne pas emmener Blake dans la salle de bain de sa colocataire. J'suis trop une fille bien en fait ! Même son elle-bourrée n'en croyait pas un mot. Plantés devant la porte de la salle de bain, Savannah menaça son ami de boisson :

Et complètement inconsciente de l'énormité qu'elle venait de dire, la brunette fit marche-arrière et courut s'enfermer dans la salle d'eau de son Hallygator favoris. Une fois soulagée, elle resta quelques secondes sur le trône, ne sachant plus trop ce qu'elle faisait là. Elle fit finalement ce qu'elle avait à faire et se lava les mains. La chasse d'eau tirée, la styliste rejoignit la cuisine et se servit un verre de vin. Viiiiiin! Elle aimait tellement le vin ! Elle lui vouait un culte. Elle aurait pu le prendre en intraveineuse. Enfin... Si elle avait été alcoolique, bien sûr. Et parce que Blake prenait un temps fou – quelques minutes tout au plus, mais elle était saoule – la jeune femme décida de checker si tout se passait bien. Toc. Toc. Toc. Qui est là ?

D'accord, elle parlait un peu trop fort. Mais c'était parce qu'elle était inquiète. Plus ou moins. Savannah décida de compter jusqu'à trois avant d'entrer. Un... Deux.... Deux et demi... Deux trois-quarts... Deux-six quarts... Cinq. C'était ça, non ? Et elle entra.

Et elle lui fit les gros yeux, alors même qu'il n'avait rien dans les mains.

Mais qu’est-ce qu’il fout putain ! Fatiguée d’attendre après le jeune homme, Savannah décida d’aller vérifier s’il n’était pas tombé dans la cuvette. On plaisantait souvent à propos de cet accident domestique, mais il fallait bien qu’un jour il y ait eu un cas pour que cela reste ainsi gravé dans les mémoires ! Super Savannah voulait voler à la rescousse – voler tout court en fait mais passons – de son pote « le flic drôle et bien foutu ». Et c’est donc ce qu’elle s’apprêtait à faire lorsqu’elle tomba nez à nez avec un Blake qui luttait pour sortir par le placard de la salle de bain. Y a Narnia chez moi depuis tout c’temps et j’ai même pas capté ? La brunette ouvrit grand les yeux et se prépara à gober les mouches. Se rappelant qu’il ne s’agissait pas de son meilleur faciès, la jeune femme referma aussitôt la bouche et papillonna des cils. Reste calme meuf, joue-la cool ! Si elle n’agissait pas comme si c’était normal, Blake pourrait crier « Preums » à l’exploration de Narnia. Si au contraire elle prétendait être déjà au courant, elle pourrait s’autoproclamer guide et passer devant. Mine de rien, elle se faufila derrière lui pour observer par-dessus de son épaule. Des étagères. De simples étagères. Elle qui s’attendait à un tourbillon de couleurs et d’étincelles ! Elle était déçue. Faisant la moue, elle croisa les bras sur sa poitrine tandis que Blake lui expliquait que s’il avait mis un temps fou, c’était parce qu’elle tentait de le séquestrer. « Hé ! c'est pas ma faute si t'as mis le verrou sur ta porte hein, en fait tu voulais m'enfermer pour pouvoir regarder sa série tranquille. J'sais pas pourquoi tu m'as invité chez toi si tu passes tes nerfs sur moi ma belle. » Savannah écarquilla les yeux et ouvrit de nouveau grand la bouche. C’est moche, arrête ! se rappela-t-elle. Et aussitôt, son visage changea d’expression. Il arborait toujours la confusion, mais la culpabilité s’était installée dans les traits de son doux visage. En clair ? Elle faisait la moue. Peut-être avait-elle crié un peu fort… Mais ce n’était pas de la colère, juste de l’inquiétude. Dans tous les cas, Blake ne semblait pas avoir très apprécié. C’était sans doute dû au fait qu’il croyait en plus avoir été enfermé par ses soins. La jeune femme décroisa les bras et s’avança vers lui pour l’y envelopper. Elle plaqua sa tête sur son torse et elle se lova contre lui comme savait si bien le faire les chatons. On ne pouvait pas rester en colère contre un petit chat ! Miaaaaaouuuuw !

On aurait dit une gamine qui s’excusait d’avoir pincé involontairement – ou pas – le bras de son meilleur copain. Les yeux brillants, la jeune femme n’accepta de s’écarter que lorsqu’il lui eut assurée qu’il acceptait ses excuses. Soulagée, la brunette observa sa salle de bain d’un tout autre regard. Il y avait là assez de maquillage pour poudrer toute la population Africaine. Euh… P’t-être pas non plus ! « Bon alors, tu peux m'indiquer la porte de sortie parce que je dois rentrer chez moi pour prendre une douche, je pu l'alcool là et je crois bien que je vais m'allonger sur ton canapé là, t'as vu il me fait de l'œil ! » Quoi ? Il n’avait même pas profité de tout ce temps pour prendre une douche ? Blake ne savait-il pas que leur temps était précieux ? Ils étaient en train de vieillir, à ce moment précis ! Et leurs jeunes années n’allaient bientôt plus être qu’un vague souvenir sur lequel ils se pencheraient avec nostalgie.

Puis elle éclata de rire.

Apparemment pas. La jeune femme retrouva son calme comme elle le put et déposa son verre de vin sur le comptoir de sa cuisine aménagée à l’américaine. Son précieux mis en sécurité, la jeune femme put se déshabiller de nouveau. Elle avait oublié de récupérer son soutien-gorge au club. Il était perdu. Tant pis. Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe de tristesse pour le pauvre bout de tissu orphelin : il devait se sentir très seul sans ses seins à supporter. Elle prit la décision de retourner au club le lendemain matin. Enfin… si elle s’en souvenait d’ici là. En petite tenue, Savannah fit quelques pas vers la salle de bain d’Hally. Mais, comme elle n’entendait pas Blake se diriger vers la sienne, la brunette s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine avant de se retourner. Ce qu’il faisait chaud dans cet appartement !

Comme quoi, il lui arrivait encore d’avoir des moments de lucidité. Même complètement bourrée ! La jeune femme n’avait pas franchement envie se retaper tout le chemin avec lui, pour ensuite avoir encore à faire une autre randonnée dans son appartement dans le simple but de prendre sa douche dans une autre salle de bain que la sienne. Là-bas, il y avait tout ses produits miracles en plus ! Quand faut y aller faut… euh… Effaçant l’air bête qu’elle avait sur le visage, vint de nouveau chercher Blake par la main. C’est bien parce qu’elle avait promis de ne plus crier ! Parce qu’on aurait vraiment dit un gosse ! Si seulement elle s’était vue…

Et elle s’exécuta. Une fois dans sa salle de bain – De la mort qui tue ! Elle est trop belle ! Pas vrai ?! – la brunette expliqua à Blake où il pouvait trouver ce dont il avait besoin.

Elle s’était un peu perdue dans ses explications.

Fit-elle en prenant le chemin de la sortie. Mais une fois sur le seuil de la porte, Savannah écarquilla les yeux. Soudain, sa chambre avait pris des allures de jungle amazonienne et elle n’était pas faite pour jouer à l’aventureuse ! Plus Jane qu’Indiana en somme. Confuse, elle se retourna vers Blake, les yeux brillants d’émotion.

Elle avait voulu dire « la cuisine », mais lorsqu’elle pensait à cette pièce, tout ce qu’elle voyait c’était son verre de vin.

Un labyrinthe de crocodiles et de cuvettes, de rouge à lèvre Chanel et de miroirs vaniteux. Blake et Savannah s'étaient perdus dans l'appartement de la jeune femme et ne savaient plus où donner de la tête. Fort heureusement, la brunette avait deux armes de choix : son état d'ébriété et le verre de vin qui l'attendait. Encore fallait-il qu'elle puisse retrouver son chemin jusqu'au Saint Graal ! Et son valeureux chevalier brandirait pas brandir son épée de sitôt... Savannah allait donc devoir se comporter comme la femme moderne qu'elle était, et se sauver elle-même des attaques répétées du seuil de la porte à laquelle la styliste ne cessait de se heurter. Elle ne voyait aucune autre solution à son problème qu'un bon gros coup de tronçonneuse dans le placo-plâtre qui devait servir d'isolation. De toute façon, elle n'avait jamais été très douée avec le moindre outil... Bob le bricoleur n'était pas modeuse, et Savannah n'était pas bricoleuse. Et pour dire vrai, tout le monde s'en portait sûrement mieux comme cela ! Son copain était flic, peut-être pouvait-il mettre le mur sous les barreaux ? Sûrement pas !, en tout cas, pas dans cet état-là. Parce que Blake ne valait pas beaucoup mieux qu'elle à l'heure actuelle. Ils allaient mourir ici, jeunes fous qu'ils avaient été, et on retrouverait leurs corps rongés par les larves de moustiques, dont la prolifération était propice dans un endroit aussi humide que la salle de bain. La baignoire ferait office de marécage, et le crocodile métallique viendrait sans doute faire trempette dans le petit bassin... « Hein ? » Oui, pour elle non plus, ça ne faisait pas grand sens. Et pourtant, elle pouvait très bien imaginer la scène. La décrire était un tout autre exercice auquel elle n'était pas sûre de vouloir se frotter. Vouloir, ou pouvoir. Parce que lorsqu'elle tentait de faire le point sur les lignes floues qui l'entouraient, Savannah voyait encore plus trouble et un début de migraine lui martelait le crâne. La brunette porta une main à son visage pour se frictionner les tempes, et ainsi tenter de déloger le pivert qui s'était logé à l'intérieur. Le rire de Woody Wood Pecker retentit dans les profondeurs du marécage. Ou bien n'était-ce que dans sa tête ? En tout cas, il semblait se moquer de la pauvre petite styliste qui, démunie, n'eut pas d'autre solution que de se mettre à rire à son tour. Comme pour faire écho à cette moquerie, et tenter de la faire taire. Elle n'avait pas besoin que le fichu piaf lui pointe du bec ses multiples erreurs, elle les commettait si régulièrement que même en vivant dans le déni, elle avait fini par ne plus pouvoir les ignorer. Soudainement, elle comprenait mieux la déforestation qu'elle avait considérée jusqu'ici avec horreur : plus d'arbre voulait aussi dire, plus de pivert, et donc plus de mal de crâne ! Logique ! Pour une Savannah déchirée oui, pour un être humain normal, pas nécessairement. Les vapeurs du marais devait tourner la tête du beau blond, puisque celui exprima son besoin de rentrer chez lui. Sa douche ne devait pas être assez bien pour lui... En même temps, elle n'aurait peut-être pas voulu s'allonger dans la baignoire du beau flic si cette dernière menaçait d'accueillir à tout moment un alligator d'acier. « […] encore moins te piquer ton rouge à lèvre après tu m'en voudrais à mort et tu voudrais plus venir boire avec moi. » Quoi ? Il voulait lui voler son Chanel préféré ? Qu'il lui passe sur le corps, elle mourrait avant que quelqu'un ne puisse le lui enlever ! Parole de styliste ! La jeune femme avait ouvert grand les yeux sous la surprise, mais les avait très vite plissés de nouveau pour observer le moindre de ses faits et gestes avec suspicion. S'il approchait de trop près les tiroirs qu'elle destinait à ses produits cosmétiques, Savannah n'hésiterait pas à lui sauter dessus, tout crocs dehors. Dans ce vaste marécage, c'était elle la lionne, et il ne tarderait pas à se changer en gibier s'il ne faisait pas attention. Inconsciente de l'illogisme de sa pensée, Savannah oublia qu'il n'y avait pas de tels fauves dans les marécages et se déplaça lentement vers les deux vasques surplombant les dits tiroirs pour pouvoir mieux les protéger, mine de rien. « Ton verre de vin il est dans la bouteille... et moi je vais rentrer chez moi... » Les bras de la jeune femme retombèrent mollement le long de son corps. Il ne plaisantait pas. Et la jeune femme qui ne trouvait déjà pas la blague de très bon goût, dut affronter la dure réalité : elle passerait cette fin de soirée seule. Désespérément seule. La solitude était un ennemi qu'elle combattait chaque soir. La brunette possédait ses propres armes. Même si elles pouvaient davantage être comparées à un lance-pierre plutôt qu'à un lance-rocket, si on voyait la solitude comme étant le char d'assaut ennemi.

Demanda-t-elle d'une petite voix. En fait, son intonation était si faible qu'il ne pouvait pas l'avoir entendue. La jeune femme laissa Blake lui fait deux bises maladroites sur les joues, puis considéra l'idée de le laisser partir sans le raccompagner. Mais la peur de rester perdue dans cette pièce hostile la poussa à lui coller aux baskets.

Pourquoi de telles bestioles ? Parce que sur le coup, dans sa tête, les malfrats ne ressemblaient à rien d'autre que ces oiseaux ridicules. Savannah agita la main, un peu trop violemment, pour dire au revoir à Blake tandis qu'il pénétrait dans la gueule du crocodile. Lorsque sa mâchoire se referma sur lui, elle culpabilisa de ne pas avoir volé à son secours. Tant pis, il saurait se frayer un chemin à travers l'intestin « ferrailleux » de l'animal tout seul ! Il était gendarme après tout ! La brunette prit tout de même quelques minutes supplémentaires pour fermer sa porte d'entrée. Non pas parce qu'elle ne trouvait pas la serrure – pour l'instant en tout cas – mais parce qu'elle avait peur de se retrouver dans un endroit clos. C'était comme fermer à double-tour sa propre cellule de prison ! Une prison dorée, mais un centre pénitencier quand même ! Finalement, elle poussa la porte et celle-ci claqua, faisant résonner les vibrations dans tout l'appartement de l'éternelle abandonnée.